Malgré une analogie sans cesse remarquée entre les deux arts, à commencer par leur commune nature de « narration en images », la transition de la bande dessinée au cinéma n’a donné ces dernières années que des résultats bien médiocres, constat ravivé par la récente adaptation du Combat ordinaire de Manu Larcenet.
Écartant toute prétention d’adaptation cinématographique, Laetitia Carton choisit plutôt, dans son second long-métrage, d’explorer le passage entre un art et l’autre à travers le documentaire.
Un trait, de la vie à l’art
Edmond, un portrait de Baudoin est en effet consacré au dessinateur homonyme, Edmond Baudoin (dit Baudoin tout court), figure pionnière de la bande-dessinée contemporaine. Le film, bien sûr, entame le double portrait d’un homme et de son art, en cherchant le point où vie et création s’entrecroisent, se nourrissent mutuellement. Un pari facilité par la très grande part autobiographique du travail de l’artiste, l’un des premiers en France à faire de son existence, ses souvenirs, ses doutes, ses chimères et ses engouements la matière vive d’une bande dessinée.
Edmond, résultat d’un an de tournage avec le dessinateur, prend donc la forme d’une évocation en tête à tête, où l’on découvre le petit monde de Baudoin, entre le village du Var où il passe ses vacances depuis toujours, les invitations à des festivals de BD et les petites classes où il vient parfois donner cours. Une balade avec l’auteur qui laisse émerger par touches les grands thèmes d’une existence, amour, rapport à la nature, enfance, création, afin de cerner le parcours cahotant d’un homme assez épris de son art pour quitter, passé la trentaine, le métier de comptable au profit de celui de dessinateur.
Du montage à l’illustration
Dans cette narration rythmée par les photographies et les témoignages du passé, aussi bien que par les dessins et les performances de l’artiste, on décèle une question de fond sur le lien du dessin au cinéma, une interrogation touchant ce à quoi le trait et la caméra parviennent.
Or, c’est précisément par rapport à cet enjeu que le choix d’une mise en scène modeste, nourrie du contact avec celui qu’elle tente de capter, révèle ses limites. La fidélité de Laetitia Caron vis-à-vis d’Edmond a le mérite de capter une foule d’images de grande valeur : au rythme des différents portraits et des errances du pinceau noir sur d’innombrables pages blanches, le spectateur saisit quelque chose de Baudoin, de son trait et de ses gestes.
On regrette néanmoins le manque d’audace du regard proposé, et une adhérence qui finit souvent par offrir un montage entre vie et bande dessinée relevant de l’illustration (du dessin du village au village même, de la montagne à son image etc.) loin des assemblages fragmentés et des croquis foisonnants de l’artiste. Comme si la mise en scène avait éprouvé de la réticence à suivre les suggestions de ce qui constitue – heureusement – le matériau premier du film.
Autoportrait inattendu
Cette limite du regard est aussi affaire d’intensité. Baudoin travaille au pinceau: partant d’un arabesque, ou d’une ligne tremblante, il en décuple soudain l’épaisseur par des aplats inattendus, jouant sur les strates, les segments gris, les lignes en surface. Trop sage, et trop proche de son sujet, comme en témoigne une voix off insipide, la réalisation s’en tient à la forme et laisse s’échapper cette épaisseur-là.
Il faut toutefois reconnaître que l’intensité manquante émerge brusquement, par saccades : quand Baudoin évoque les traits fragiles d’une petite fille dont il fait le portrait, quand il crie, quand il joue, devant une classe ébahie, à faire le bruitage de ses dessins, quand il suit avec un pinceau géant dégouttant d’eau la danse de sa compagne sur le bitume.
Si l’on se laisse, finalement, guider par le film, le mérite en revient en bonne partie à cet artiste fragile et tenace, capable d’imprégner l’écran de sa présence. À cet égard, l’ouverture du documentaire en dit long. On voit Baudoin peindre, de dos : celui-ci se retourne par moments vers la caméra, laissant deviner qu’il peint le portrait de la réalisatrice. Mais derrière cet échange de regards s’en cache un autre, de l’artiste à son reflet : comme si Edmond était avant tout un nouvel autoportrait de Baudoin…