Il faut bien reconnaître une chose à Adam Sandler, c’est de ne pas reculer devant les choix artistiques les plus improbables : coiffeur israélien gérontophile (Rien que pour vos cheveux), fils de Satan niais et inoffensif (Little Nicky), golfeur enragé (Happy Gilmore), blanc-bec trentenaire obligé de refaire toute sa scolarité (Billy Madison)… Mais avec Jack et Julie, il semble battre tous ses records puisqu’il joue sa propre sœur jumelle ! Cette double ration de Sandler risque d’en écœurer pas mal… et de réjouir les rares spectateurs qui n’ont pas peur de se salir en plongeant dans un bain de débilité.
Quelle mouche a piqué les distributeurs français ? Pour la sortie du dernier Adam Sandler, ils ont à peine modifié le titre. Pas de Frère et sœur à tout prix, de Jumeaux Academy ou de Very Bad Twin mais juste une simple et littérale traduction et… un changement de prénom. Jack and Jill devient donc Jack et Julie. Étrange… Qu’importe de toute façon puisque les films d’Adam Sandler n’ont jamais fédéré en France, cette sortie n’est que technique. Pourtant, aux États-Unis, il reste le comique qui a su le mieux établir sa situation. Jamais totalement impliqué dans le cinéma d’auteur (qui, de Paul Thomas Anderson à James L. Brooks en passant par Judd Apatow, ne lui a rapporté que des bides), il a toujours gardé un pied en arrière dans le registre de la comédie bouffonne (grâce à laquelle il cartonne). Jim Carrey, à avoir voulu trop radicalement changer de registre, se retrouve dans une impasse artistique. Eddie Murphy, à ne pas avoir assez tenté de s’essayer à autre chose, est enfermé dans un numéro qui s’amenuise de film en film. Sandler, lui, malgré quelques « dérapages », a su garder son public et le fidéliser depuis une bonne quinzaine d’années. Jack et Julie a malgré tout été un four au box-office américain.
Pourtant le film est certainement l’un de ses plus drôles depuis longtemps, renouant partiellement avec la franche débilité d’antan. Trop franche peut-être ? Voyons ça de plus près : Jack (Sandler), un publicitaire à succès, marié à une potiche (Katie Holmes), n’aurait pas trop de problème dans la vie si son meilleur client, Dunkin Donuts, n’exigeait pas d’avoir Al Pacino (lui-même) pour assurer la promotion de son nouveau produit. Mais ce n’est pas tout, à chaque problème professionnel, les scénarios hollywoodiens invoquent toujours un problème familial : il a une sœur jumelle, Julie, beauf, lourdingue, peu avenante et légèrement bipolaire, qui vient squatter chez lui tous les Thanksgiving et qui décide même pour l’occasion de rester jusqu’à Hanoucca. Et bien entendu, c’est Sandler qui interprète Julie. Arrive toujours un moment dans la carrière d’un comique où il se dédouble, où il se confronte à lui-même, où sa schizophrénie se matérialise à l’écran. Le film prend alors une drôle de tournure puisqu’on y voit Sandler assister à son propre numéro, le commenter, le subir, en devenir, comme nous, le spectateur. Et comme il n’est pas un très bon cabot, comme il est plus doué pour le stand-up à base de vannes que pour le numéro de clown, Jack, à force de se moquer d’elle et de ne plus la supporter, est plus drôle que Julie. Sandler a réussi à devenir son propre faire-valoir et met ainsi le doigt sur ce qu’il y a de si particulier dans son humour qui oscille entre la distanciation ironique et le premier degré balourd. Julie n’est pas pour autant un personnage sans intérêt, car avec cette façon bien à lui qu’a Adam Sandler de ne pas faire trop d’efforts, de ne pas s’appliquer à la rendre vraisemblable, elle en devient crédible (plus par exemple que Robin Williams en Mrs Doubtfire), puisque assez pathétique et grotesque. Mais l’enjeu central du scénario intervient quand Al Pacino himself (plutôt bon dans le registre comique, comme on avait pu le constater dans le sympathique Dick Tracy), en pleine crise de mégalomanie hystérique, est irrémédiablement attiré par elle, ce qui pourrait aider Jack à satisfaire Dunkin Donuts.
S’en suit alors toute une série de gags et de situations plus cons les uns que les autres et plus ou moins hilarants (mention pour le baragouinage italien de Pacino) qui s’empilent plus qu’ils ne font avancer le récit. Et c’est peut-être dommage car le sujet – le comique face à la contradiction de sa dualité, le désir biaisé des Stars de cinéma – aurait mérité d’être tant soit peu traité. L’histoire brasse plus large que ce que les auteurs auraient voulu. Ce n’est pas tant le film qui se laisse ici porter par la débilité que celui-ci qui tente de la pousser loin. Un réalisateur comme Dennis Dugan, aussi sympathique soit-il, n’a pas forcément les capacités d’abstraction requises, manque cruellement de regard. La débilité au cinéma fonctionne surtout si l’histoire est trop mince, s’il faut forcer le passage. Là, l’espace qu’elle laisse à Dugan (et Sandler) est trop étendu, tout y coule sans accrocher à quoi que ce soit. C’est pourquoi il est bien meilleur avec des petits films à pitch idiot comme Happy Gilmore où l’improbable Ninja de Beverly Hills. Mais ne le blâmons pas trop, il a au moins le mérite d’assumer pleinement le niveau de son cinéma, de ne pas vouloir se substituer à lui. Assumer sa connerie sauve parfois quelques meubles comme cette tendance de Dugan à toujours éviter le pathos (voir comment il escamote ici l’inévitable scène de réconciliation familiale). Il apparaît d’ailleurs lors d’une scène comme doublure théâtrale de Pacino, demandant à ce dernier s’il a besoin d’être remplacé, ce à quoi l’acteur rétorque « dégage, ce n’est pas toi que les gens veulent voir !» : aveu lucide. Cette conscience de ne pas avoir forcément grand-chose à dire, de savoir qu’on est pas nécessairement le centre d’attraction, est idéal pour réaliser les films mettant en avant des comiques. C’est assez rare finalement. Certains, qui aiment se faire aussi gros que le bœuf, devraient en prendre de la graine.