Deuxième adaptation hollywoodienne du célèbre roman de Charlotte Brontë, en pleine Brontë-mania (Les Hauts de Hurlevent, réalisé en 1938 avec Laurence Olivier et Merle Oberon dans les rôles principaux, a été couronné d’un beau succès), le Jane Eyre de 1943 joue à plein la carte gothique de l’œuvre. Serait-ce la présence du ténébreux Orson Welles qui a incliné le film de la sorte ? On ne peut de fait s’empêcher de penser que confier la direction du film au génie d’Hollywood aurait été bénéfique à cette œuvre trop classique…
Pour la petite histoire, on aurait offert à Orson Welles, simplement crédité au générique comme interprète du héros Edward Rochester, d’être également remercié en tant que co-producteur du film. Il aurait refusé en disant qu’une personne qui ne réalisait pas le film ne pouvait pas être « simplement » un producteur. Une façon toute à lui de montrer que les deux métiers étaient liés dans son esprit (bien qu’Hollywood s’entêta à lui prouver le contraire durant sa carrière). Au-delà de la production, il y a à l’évidence une forte influence de l’univers de Welles dans cette version gothique de Jane Eyre : on n’imagine pas que Robert Stevenson, cinéaste mineur (on lui connaît surtout la réalisation de Mary Poppins en 1958), ait eu l’initiative de ces profondeurs de champ incroyables, de ces positionnements de personnages dans le cadre qui font immédiatement penser à Citizen Kane : ou comment introduire des rapports de domination en plaçant des personnages qui dialoguent à différentes distances de la caméra.
Des rapports de domination, justement, il y en a à foison dans Jane Eyre, et le film s’y attarde parfois un peu trop, dans un objectif mélodramatique qui contredit la finesse de Charlotte Brontë. Ceci dit, Agnes Moorehead, l’une des fidèles de Welles justement, est délicieuse dans le minuscule rôle de la machiavélique tante de Jane, et Henry Daniell (le Goebbels du Dictateur chaplinesque) prend un malin plaisir à interpréter le tortionnaire ultime, en directeur d’école convaincu que seul le châtiment apporte le salut. Un peu de subtilité n’aurait pas été de trop, mais dans l’Hollywood des années 1940, il faut prendre parti : ici, pour des petites filles martyrisées mais aimantes malgré tout, et notamment Elizabeth Taylor dans l’un de ses premiers rôles, haute comme trois pommes mais sachant déjà jouer de ses boucles noires pour émouvoir… et séduire.
La mise en scène n’est pas en faute dans Jane Eyre : les décors, bien que parfaitement hollywoodiens, reproduisent joliment la brume des landes britanniques et l’atmosphère fantasmatique caractéristique des œuvres des sœurs Brontë. Le manoir de Rochester ressemble plutôt à un château-fort, mais que diable, puisqu’il doit impressionner la petite Jane… Même la fidélité toute relative à ce long roman est excusable : pour tenir le film sur ses quatre-vingt-dix minutes, et arroser le tout d’une bonne sauce hollywoodienne, les scénaristes ont expurgé le roman d’un bon gros tiers, rajoutant des scènes là où ils en avaient trop enlevé, et osant même citer des extraits du roman (notamment le début!) qui n’existent pas…
Ce qui gâche au fond Jane Eyre, version 1943, est le sentiment d’être devant la copie d’un élève trop scolaire : tout est pensé au mètre près, de la coiffure alambiquée de Joan Fontaine à l’accent français de l’agaçante enfant-star Margaret O’Brien, en passant par les yeux ronds d’Orson Welles et la musique omniprésente de Bernard Herrmann. Il manque un grain de folie à cette Jane Eyre, et beaucoup de passion amoureuse. Il manque aussi sans doute un vrai cinéaste derrière la caméra : si Hollywood avait fait confiance à Welles, peut-être tiendrait-elle aujourd’hui une adaptation, si ce n’est fidèle, du moins réellement cinématographique, de ce chef d’œuvre de la littérature anglaise.