Quelle foisonnante, passionnante littérature féminine anglaise. À elles trois, les sœurs Brontë et Jane Austen n’ont pas écrit plus d’une dizaine de romans. Mais quels romans. Rédigées par de jeunes femmes qui n’avaient pas beaucoup voyagé, ni beaucoup vécu, ces œuvres furent avant tout le fruit d’une débordante imagination, variations ironiques sur la bonne société anglaise dans le cas de miss Austen ou ténébreuses et gothiques histoires d’amour dans le cas d’Emily et Charlotte Brontë. Profondément romantiques, les Anglaises les plus célèbres du XIXe siècle ne pouvaient qu’inspirer les fantasmes du septième art. Avec succès parfois, comme dans cette mignonne adaptation de Jane Eyre, qui donne furieusement envie de relire le roman.
Le moins qu’on puisse dire est que le chef d’œuvre de Charlotte Brontë est dense, très dense. On se souvient d’une édition de poche aux centaines de pages, à la minuscule police serrée au maximum comme pour gagner de la place, qui ne pouvait pourtant détacher son lecteur de la captivante écriture de sa romancière. Comment au cinéma, traiter d’une telle densité en deux heures ? Comment aborder toutes les thématiques de Jane Eyre, le conflit de l’amour passionnel et de la morale, la solitude, la folie, l’enfermement, la brutalité, le désamour, l’absence de la famille ? Quelle période privilégier : l’enfance de Jane, sa découverte de son métier de gouvernante auprès de la filleule d’Edward Rochester, la lente progression de l’amour que se vouent les deux héros, l’horrible révélation d’un secret pourtant bien enfoui, la fuite de Jane, les retrouvailles… Et surtout quel ton aborder, entre le gothique sinistre à la Henry James, ou le romantisme foudroyant à la Goethe ?
Cary Fukunaga (objet sur Critikat d’une chaleureuse critique sur son deuxième long, Sin Nombre) a tranché. Il est allé vers la facilité – mais loin de nous l’idée de lui en vouloir. L’histoire d’amour entre Jane et Edward Rochester est de fait la thématique la plus cinégénique du roman : celle de deux êtres que tout sépare, l’âge, la condition, la vision du monde, et qui se retrouvent autour de l’indescriptible, un besoin l’un de l’autre dont l’intensité dépasse toute raison. De cette tornade amoureuse qui a fait et fait toujours les riches heures du cinéma anglais (on pense au merveilleux Orgueil et préjugés de Joe Wright), Cary Fukunaga tire un film au demeurant très classique (brume anglaise, décors désolés, hurlements de douleur solitaires), mais d’une beauté enchanteresse, crédible dans la douceur de sa mise en scène comme dans sa reproduction (qu’on imagine pourtant peu valable historiquement) de la société anglaise de l’époque.
On s’autorisera tout de même à tiquer sur l’adaptation d’un des détails les plus importants du roman : Jane Eyre est selon Charlotte Brontë une jeune fille sans beauté, et dans un dialogue avec Rochester, elle affirme ne trouver aucune apparence plaisante à son interlocuteur. Mettre cette réplique dans la bouche de la très jolie, même sans maquillage, Mia Wasikowska (vue dans Alice au pays des merveilles) faisant face au plus que charmant Michael Fassbender a de quoi surprendre. Laissons donc aux scénaristes l’honneur d’avoir voulu respecter les vœux de la romancière, tout en rappelant que sur grand écran, c’est la beauté qui fait vendre… À la décharge des comédiens, cela est d’autant moins gênant qu’ils interprètent leur rôle avec une réserve (dans le cas de Mia) et une fougue (dans le cas de Michael) convaincantes.
Le regret est un peu plus profond quant à la vision choisie pour recréer l’atmosphère du roman : en 1943, l’adaptation de Jane Eyre avec Orson Welles et Joan Fontaine dans les rôles principaux mettait plus l’accent sur la qualité de « héros byronien » de Rochester, soit, en littérature, un personnage « mauvais, fou et dangereux à connaître ». Moins ambigu (mais c’était également le point faible du Darcy d’Orgueil et préjugés), le Rochester de Fukunaga n’est qu’un homme violemment frappé par le destin, triste en somme. Le film aurait sans doute gagné à donner plus de place à son épouse schizophrène enfermée dans le château plutôt qu’à se construire dans un inutile flash-back sur l’enfance de Jane. Qu’importe. Réussir une telle gageure sans ennuyer, filmer les inquiétants décors de la campagne anglaise sans tomber dans la contemplation prétendument artistique, rendre vivants des héros aussi beaux que Jane et Rochester pour leur donner une nouvelle modernité : il ne nous en fallait pas plus pour apprécier ces deux heures de complicité avec miss Brontë.