Avec un tel titre, le film cherche les coups : on entend déjà les ricanements et la récurrente dépréciation du cinéma français véhiculée par la doxa des Guignols (et le fameux faux-titre N’aie pas peur de m’aimer, il reste du pain à la cuisine…). Il est vrai que le projet a de quoi susciter une compréhensible appréhension : un fait divers glauquo-familial, une affiche au goût de déjà-vu, un Claude Miller aux manettes que l’on présume depuis quelques années en fin de cycle… Si l’on ajoute sa propension à jouer l’arlésienne – scénario maintes fois retravaillé, tournages prévus et reportés, changements de réalisateurs – le film part décidément avec de lourds handicaps à surmonter. Et pourtant…
Soyons francs. En passant devant l’affiche du nouveau Miller, un relent un peu rance attaque le palais, de vieilles réminiscences déplaisantes se réveillent à la mémoire… Sans trop comprendre pourquoi, on imagine une maison familiale, des enfants, des névroses, des conflits… Et on finit par déceler l’origine du mal, tout fébrile que l’on est devant ce souvenir forcé. Tout colle : on est devant la suite (ou le remake, la préquelle…) d’Il y a longtemps que je t’aime. Effroi et convulsions.
Si tous les éléments énumérés plus haut semblent concorder avec cette hypothèse, le film est assez magnanime pour vite nous rattraper par le collet et se démarquer brillamment de son bien triste pendant. Là où Philippe Claudel ne savait que faire de tout son stock de pathos dégoulinant, Claude Miller (et son fils Nathan, jouant tous les deux à quatre mains) distillent subtilement quelques touches de sensibilité au sein d’un récit terriblement bien charpenté et courageux dans sa mise à distance du mélodrame. D’aucuns parleront de « clinicité » du climat, de froide arithmétique des cœurs… on préférera de notre côté parler de dignité. Il ne s’agit pas de contraindre ou cacher ostensiblement les effusions, le film se situe plutôt dans l’exploration des soubassements psychologiques, ces rivières de fiel et de ressentiments qui purulent sous la croûte des apparences sociales. Ici et là, cet épiderme rigide craquèle, se fend… à l’improviste et à grands renforts de coulées de larmes et de sang. La grande qualité du film est de ne pas se placer avidement dans l’obscène de ces manifestations – il ne faut pas les nier mais les contextualiser – et préférer la vision périphérique à celle bien courte du spectacle-chaos permanent.
Au centre du cratère assoupi se dessine le portrait d’un jeune garçon, Thomas, dont on suit les mouvements d’humeur à trois époques fondamentales, au sortir de la petite enfance, à la pré-adolescence ébouriffée et à la vingtaine. Chaque passage brasse les difficultés de Thomas à assumer une double identité dont il prend peu à peu conscience, tiraillé entre sa famille adoptive et le souvenir confus de sa mère génétique dont il a partagé les atermoiements jusqu’à ses sept ans. C’est au moment où le jeune homme s’insère irrémédiablement dans l’âge adulte que le désir de renouer avec ses racines lui impose un douloureux retour: toquer à la porte de sa génitrice, armé d’un paquet de chocolats et d’une pochette surprise pour le dernier né, inconnu, de la fratrie brisée. S’engage alors un jeu de dupes et de chassés-croisés entre les deux foyers, Thomas faisant croire à sa mère adoptive qu’il se rend chez sa « copine », alors qu’il ne fait que s’incruster de plus en plus profondément dans l’intimité de sa génitrice.
On passe très vite au-dessus d’une interprétation œdipienne mécanique et trop évidente (encouragée par la situation du père adoptif, malade et végétatif) pour ne s’intéresser qu’à la relation filiale ambiguë se nouant au fil des rencontres, fluctuant entre fascination érotique et répulsion à réfréner. L’implacable logique psychanalytique, que l’on entend s’annoncer au pas de charge, cède le pas à une justesse de ton, fragile et sincère. Derrière la rudesse du fait-divers, les Miller arrivent à cerner le mystère absent des revues de presse ou des énumérations sanguinolentes du Nouveau Détective, afin de s’attaquer à l’autre versant des « sensations ». Non pas celles, éructantes et reptiliennes, de la presse à sensation qui se gargarise de l’abject, mais celles d’une perception « libre et non faussée », allouant au petit corps engoncé dans son fauteuil de cinéma une position de maîtrise de ses émotions (qui n’est cependant pas celle du démiurge). Ainsi, les sens ne sont pas le réceptacle passif de pulsions conditionnées et rétrogrades mais le nécessaire intermédiaire entre les représentations à l’écran et les images mentales. Cette revalorisation des sens est l’œuvre d’un travail humble qui ne pousse ni à la saturation (le trop-plein d’émotions téléguidées) ni à la simplification (réduction tacite des champs d’interprétation), deux déterminants usés jusqu’à la nausée par certains barons de l’écran autoritaire…
Je suis heureux que ma mère soit vivante tient le bon bout : en s’extrayant de l’évidente fascination du fait-divers, il ne se complaît pour autant pas dans une vaine cérébralisation. Nier les sens n’est pas le maître étalon de la probité filmique. Le film des Miller père et fils les utilise sciemment pour donner chair à une histoire, à l’incarner : pas de tabou des sens et de l’émotion, simplement une mise à distance salutaire et apaisante.