À mi-chemin entre un univers visuel inspiré du maître de l’animation d’alors, Walt Disney, et une fantaisie venue de ses lectures d’enfant solitaire, Jean Image réalisait, en 1950, le premier long métrage en technicolor de l’histoire de l’animation française. Foisonnement pictural, écriture sublime, fantaisie débridée : l’univers affirmé de cette variation sur le thème du Petit Poucet rendait des points à l’oncle Walt sans coup férir. Et, à vrai dire, c’est toujours certainement le cas aujourd’hui.
Le Petit Poucet, version Jean Image, n’est pas exactement le petit lutin que les lecteurs des contes de Perrault connaissent bien. Grand comme un enfant normal, le jeune et aventureux garçon se voit confronté à l’Ogre, qu’il est venu défier par pur esprit de contradiction, ou d’aventure, c’est selon. Malheureusement, le monstre possède une machine épouvantable, qui a pour effet de réduire à une taille minuscule les créatures qu’elle avale – et d’en faire une exquise garniture à sandwichs pour l’Ogre glouton. Mais notre héros ne s’en laisse pas compter – réduit à une taille lilliputienne, il s’évade et fuit dans la nature, vers la métropole Insectville. Là-bas, il rencontre une société pacifique, tout aussi organisée que celle des humains, et accessoirement une belle reine abeille qui tombe sous le charme – pardon, Votre Majesté ; qui condescend à exprimer un royal (et romantique) intérêt à l’égard de notre jeune héros. Mais la révolte gronde au sein du palais, tandis que les petits amis de Jeannot sont sous la menace de l’Ogre…
De son vrai nom Imre Hajdu (qu’il contractera en Im-Haj, « Image »), Jean Image naît à quelques années de la Première Guerre mondiale à Budapest, avant d’émigrer en France, où il fondera sa société de production en 1945. L’ombre de Walt Disney plane sur la production animée occidentale, au faîte d’une domination qui avait à ce moment-là encore de beaux jours devant elle. Jean Image ne se fait aucune illusion : les restrictions budgétaires drastiques qui touchent particulièrement le monde de l’animation en France ne laissent aucune chance à l’hexagone pour rivaliser sur ce terrain face au géant américain.
Qu’à cela ne tienne, Jean Image ne jouera pas dans la même cour : aux contes reformatés et visuellement très léchés de Disney, il va opposer sa propre stylistique. Jeannot l’intrépide est donc un conte flamboyant, chaotique, enjoué et réjoui, qui semble ne pas savoir s’arrêter sur la voie de l’imagination débridée. D’une imagination foisonnante, le film accumule idée folle sur idée folle, dialogue burlesque sur péripétie incroyable, saillie d’humour absurde sur touche d’ironie tendre.
Peut-être la nature chaotique de la créativité de son auteur empêche t‑elle Jeannot de tenir le rythme soutenu, la progression logique et dramatique toujours très précise des Disney qui lui ont été contemporains. On distingue ainsi deux récits, parfois gauchement entremêlés : d’une part, le jeune scout Jeannot et ses amis décident d’aller chercher noise à l’ogre monstrueux résidant non loin (juste parce que notre intrépide − donc − héros veut prouver que le monstre existe) ; d’autre part, Jeannot, devenu « pouce », va visiter le monde incroyable des insectes. Force est de constater que parfois, le rapport entre les deux récits peut être un brin ténu.
Mais peu importe ! Comment ne pas demeurer muet d’enthousiasme devant les audaces figuratives du film de Jean Image ? Volant allègrement de M.C. Escher à Ub Iwerks, Jean Image ne semble pas connaître de limites à la luxuriance de son imagination — ni à son sens très aigu de la caricature et du pastiche, ce qui rend la vision de Jeannot l’intrépide au moins aussi réjouissante pour les petits que pour leurs parents. Paul Colline, responsable des chansons du film et de ses dialogues, parachève de transformer le film en réussite totale. Avec ses dialogues terriblement drôles, fins et enlevés, le tout rimé de toute belle façon, le script s’avère être une partie non négligeable du charme de Jeannot.
Jean Image semble avoir eu à cœur de donner à ses productions, quelles qu’elles aient été, un aspect moraliste − d’assortir le conte d’un aspect purement didactique. Ne lui en déplaise, ce n’est pas réellement ce que l’on retiendra de son Jeannot l’intrépide. Non, ce qui reste, une fois les lumières de salles rallumées, c’est l’époustouflante sensation d’avoir été transporté, une heure vingt durant, au centre d’un récit échevelé, sans le moindre temps mort, où le foisonnement narratif s’accompagne d’une maîtrise impressionnante de la stylistique visuelle, où l’on goûte chaque dialogue comme une friandise, sans jamais arriver à satiété. Que n’a-t-on pas avec nous la machine de l’Ogre, qui pourrait nous donner une taille lilliputienne… et nous permettre de rester dans la salle pour la séance suivante !