Présentes à la marge dans The Cloud in her Room (le premier film de Zheng Lu Xinyuan, sorti en 2021), les images en basse résolution constituent désormais la matière première de Jet Lag, son deuxième long-métrage. Comme Marin Gérard et Chloé Cavilier dans leur compte rendu du dernier Festival de Belfort, on peut parler ici d’un « film de pure plasticienne », tant le fonctionnement impressionniste de la mémoire trouve son incarnation dans le matériau brut des images. L’utilisation de filtres accentuant les artefacts numériques et le bruit de vidéos tournées en caméra DV ou à l’Iphone parvient à restituer quelque chose des réminiscences réduites à l’état brumeux. À cet endroit, le film n’est cependant pas exempt de didactisme. Jet Lag commence d’ailleurs par une pétition de principe : « Je fouillerai dans mes souvenirs », énonce la réalisatrice dans les premières secondes, « à la recherche des preuves que tu as été aimée et que tu as aimé. » Pour faire de ce journal filmé une sorte d’enquête mémorielle, la réalisatrice a inséré des vidéos familiales, réalisées au milieu des années 2010. On y voit la grand-mère de Zheng Lu Xinyuan en Birmanie, à la recherche d’un père mort depuis plus de vingt ans. Le montage développe à partir de là un jeu d’échos entre le récit-cadre, tourné dans la solitude des appartements confinés (l’action se passe durant l’épidémie de Covid-19), et le parcours de la vieille dame confrontée à la douleur muette d’une mélancolie contre laquelle les traces du passé ne peuvent pas grand-chose. Si ce versant élégiaque ne constitue pas la part la plus passionnante du film, il n’en demeure pas moins que cette prescience de la mort à venir (car l’état de santé de la grand-mère reste incertain) pousse Zheng Lu Xinyuan à tout filmer, comme pour arracher encore quelques pages au livre du temps, mêmes les plus impudiques – la cinéaste ne s’en cache pas, apparaissant régulièrement nue aux côtés de sa compagne Zoe.
La dyade
Sa caméra enregistre ainsi de petits détails incongrus pour les agencer comme s’il s’agissait d’événements surnaturels. La buée d’une vitre de bus à la sortie d’un mariage, une myriade de points lumineux en surimpression d’une scène de cuisine, ainsi que tous les jeux de reflets et d’ombres, viennent lier les scènes entre elles, dans un jeu de marabouts-bout de ficelle. Cet art du raccord s’avère même parfois brillant – par exemple, lorsque le mouvement d’une enseigne lumineuse se métamorphose en reflet sur les lunettes de Zoe, scrutant le trafic automobile derrière une fenêtre. Il permet surtout de figurer le jeu d’association libre de la mémoire qu’un confinement passé en Autriche, puis en Chine, semble avoir particulièrement stimulé. Dans The Cloud in her Room, la plupart des scènes se présentait déjà comme de petites bulles étanches. Xinyuan Zheng Lu reconduit ici explicitement cette logique en filmant, avant le générique d’ouverture, un préservatif gonflé comme un ballon, trituré dans tous les sens jusqu’à ce qu’il éclate et qu’apparaisse le titre du film. Car la cinéaste perçoit au fond le monde depuis la petite dyade qu’elle forme avec sa compagne Zoe, avec qui elle partage son appartement viennois. Après tout, le film l’annonçait dès les premières répliques (« on sait tous que tu as le premier rôle ») : Jet Lag est aussi un autoportrait.
Cette bulle renvoie également à la condition existentielle de la jeunesse chinoise dont la cinéaste documente les atermoiements et la tentation d’une vie en apesanteur qu’offre l’argent gagné massivement par une nouvelle génération ayant investi dans le numérique (cf. le personnage du riche cousin fraîchement marié). Des bulles, on en trouve plus largement partout dans Jet Lag ; il peut s’agir de montgolfières gonflées à l’hélium dans un ciel diaphane ou de bulles de discussions sur Wechat (le concurrent de Facebook en Chine). On revient cependant toujours au même écueil, que le film a le mérite de ne même plus contourner : celui d’une forme de solipsisme rabattant le monde extérieur sur les contours du Moi. Pour sortir de cet égotisme, le dernier mouvement du film troque le vertige de l’enquête mémorielle pour une réflexion sur les pouvoirs du langage dans la constitution d’une communauté de fortune. Xinyuan y filme longuement les séances d’écriture d’un groupe d’étudiants en anglais, contraints de raconter leurs souvenirs douloureux dans la langue de Shakespeare. Le filtre de la traduction opère alors comme un révélateur des affects. Confiance et sincérité deviennent les valeurs cardinales d’un collectif opposant une utopie fragile à la politique sécuritaire et paranoïaque de la Chine durant la crise du Covid-19. C’est à cet endroit que se rejoignent un imaginaire essentiellement poétique et un horizon plus politique, grâce notamment à l’évocation de la révolution birmane, qui témoigne d’un même ardent désir de rendre le monde meilleur.