Cartographie sentimentale
Premier film, Jours de France s’appréhende comme un voyage sinueux, à la fois intriguant et déroutant. Le film s’ouvre sur le départ de Paul (Pascal Cervo), qui laisse derrière lui et sans raison apparente son compagnon Pierre (Arthur Igual). Au volant de son Alfa Roméo blanche, Paul se met à sillonner les routes de France, ses villages isolés, ses plaines, avec pour guide Grindr, une application qui lui permet de géolocaliser des hommes et des lieux de drague. De prime abord, le film adopte le rythme d’une ballade spontanée, totalement improvisée par la curiosité et l’appétit sexuel de Paul.
Dans cette errance géographique, le film partage une similitude avec la trajectoire d’Homme au bain de Christophe Honoré, et pourrait en constituer un miroir inversé, plus romantique et même moderne dans la mise en scène du réseau de rencontres. Dans le film d’Honoré, deux hommes consommaient une rupture amoureuse par la distanciation, et si l’un profitait d’un voyage pour se reconstruire, l’autre enchaînait les rencontres sexuelles sans lendemain. Jours de France partage une même dichotomie rythmique dans l’évolution des personnages : tandis que Paul explore les limites géographiques de son désir, Pierre reste un premier temps sonné et passif, avant de partir à sa recherche et tenter de le retrouver, également via Grindr.
Routes et désirs
Pourtant, l’éloignement sert moins ici à évoquer une chronique de rupture que celle d’une renaissance. Jusqu’où doit-on partir pour se réinventer ? Et quelles limites physiques faut-il alors explorer ? C’est dans ce questionnement central que le film justifie la forme d’un road-movie. Sur son trajet, Paul rencontre une galerie de personnages, hommes et femmes, qui s’improvisent confidents, amis, amants : une chanteuse itinérante, un jeune éphèbe rêveur, une voleuse s’improvisant philosophe (interprétée avec brio par Laetitia Dosch)… Chaque rencontre complexifie le trajet de Paul, le détourne de ses premiers objectifs. Les connections avec ces hommes et ces femmes sont moins sexuelles que finalement ouvertes à l’imprévu, à la surprise, à l’échange de services.
Même s’il semble intéressé, le contact avec ces différents visages est presque primaire et dématérialisé : il s’agit d’échanger un réconfort, une étreinte, des livres, ou encore traverser la France pour remettre une lettre. Les femmes sont ici des personnages clés, interprétées par des comédiennes à la filmographie forte (Fabienne Babe, Nathalie Richard…) qui désorientent la trajectoire de Paul mais y apportent également du sens et restent mystérieuses. Si le déplacement de Paul reste instinctif et pulsionnel (il se fait à un moment orienter par un numéro gay trouvé dans les toilettes), Jérôme Reybaud ne cesse d’adopter une distance ironique à l’égard de son personnage, comme pour introduire sur sa trajectoire des éléments de surprise et de poétisation. Il est en fait ainsi un personnage doucement malmené par son opportunisme, et qui se laisse porter par les circonstances plutôt que par la recherche des sensations.
Cela passe autant par la beauté de certains paysages, filmés de jour comme de nuit, que par un travail minutieux sur les dialogues, à la forme théâtrale, extrêmement écrite. Cette attention du cinéaste contraste pourtant avec les décors ici filmés : les paysages sont souvent déserts, presque anonymes. Ce sont des zones industrielles, des villages en bordure de route, et chaque passage de Paul est l’occasion de les mettre en avant, d’en bousculer la tranquillité (Paul se fera d’ailleurs à un moment expulser par une riveraine excédée) ou de sortir les habitants du silence. La trajectoire de Paul fait progressivement corps avec sa transformation affective : les espaces deviennent plus ouverts, plus solaires et les rencontres plus bavardes, à l’inverse de l’obscurité initiale de sa propre introspection. De ces déambulations, l’on retiendra notamment la superbe séquence où Paul et un homme de passage font l’amour sans se toucher ni se voir, à travers le mur mitoyen d’une chambre d’hôtel de périphérie.
Pour ce premier film, l’on doit reconnaître au réalisateur une certaine humilité dans le filmage, dans le traitement de cette fuite en avant, dont la motivation restera tout au long du film mystérieuse. Qu’est-ce que Paul cherche exactement à fuir ? Une passion qu’il n’éprouve plus ? Ou qu’il ne vivait qu’à sens unique ? L’absence de justification transforme alors ce voyage en une quête déroutante, presque attachante. Si par moments la géographie de Jours de France rappelle la beauté des espaces visités dans les films d’Alain Guiraudie, la proximité s’éprouve essentiellement avec Rester vertical et le choix de figurer le désir sexuel des personnages comme cet appétit pour parcourir les paysages, mieux dévorer le monde et se retrouver.