Attendu au tournant, Alain Guiraudie l’était très certainement après l’unanimité critique et le succès public qui accueillirent L’Inconnu du lac. Ceux qui, comme nous, le suivaient avec passion depuis ses courts métrages produits par le GREC voyaient dans le film présenté à Un Certain Regard en 2013 la parfaite actualisation de tout ce que son œuvre passé contenait de spiritualité du dialogue, sensualité de la mise en scène et volonté farouche de résister aux injonctions moralisantes de la société. Plutôt que de se tenir là où on l’attendait, le cinéaste aura préféré avec Rester vertical opérer un demi-tour, abandonnant la belle homogénéité de la tragédie lacustre qui respectait à la lettre la règle des trois unités, pour lui préférer des allers-retours imprévisibles entre la Lozère, la Bretagne et le marais poitevin. Il ne faudrait pas pour autant parler de déception tant le film présenté cette année dans la Sélection officielle cannoise réjouit par sa beauté désespérée. On perçoit néanmoins bien l’affirmation d’un geste de réappropriation : après l’épure stylistique, Guiraudie revient à un récit anarchique, seul à même de nous faire entrer dans la pensée désordonnée de son protagoniste indécis.
Sortie de route
C’est d’ailleurs au sens propre par un demi-tour que s’ouvre le film : Léo, cinéaste trentenaire en repérages sur un causse de Lozère arrête sa voiture pour draguer un garçon sur le bord de la route avant de s’éprendre de Marie, une bergère qui élève seule ses deux enfants. Il lui en fait vite un troisième. Cette histoire d’amour picaresque qui saute en quelques raccords abrupts d’«ils s’aimèrent » à « ils eurent beaucoup d’enfants » aurait tout de la comptine enfantine si sa conclusion heureuse ne sonnait pas le début de la lamentation intérieure du jeune homme. La brutalité avec laquelle le personnage et le film rebroussent ainsi chemin dès les premières séquences prévient d’emblée le spectateur de l’inconfort d’un voyage désordonné et ininterrompu qui ne mène nulle part. Lorsqu’il fuit les grands espaces du causse où plane sur les moutons la menace d’un loup invisible, Léo rejoint l’architecture géométrique de la ville de Brest où il peine à écrire un scénario que lui réclame son producteur impatient. Ou encore, se laisse couvrir le corps d’étranges électrodes organiques par une prêtresse aussi autoritaire que bienveillante. La disparité de mise en scène de ces trois décors et la brusquerie avec laquelle Léo passe de l’un à l’autre, comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, donnent l’impression que ces lieux, plutôt que des points que l’on pourrait relier sur une carte, sont les replis de différents niveaux de réalité, projections plus ou moins oniriques ou fantastiques de sa psyché.
Le jeu du désir et du hasard
Dans ce scénario de la sortie de route, le motif de la panne est bien celui qui définit le mieux l’état d’esprit du protagoniste. Panne du désir, comme en témoigne le sexe flasque que Marie, déçue, tient dans sa main ; panne d’inspiration face à l’écran d’ordinateur vide. Comment maintenir le désir, c’est bien l’éternelle question qu’Alain Guiraudie remet sur le métier de film en film. Si son personnage rechigne à avancer amoureusement et socialement, c’est qu’il craint de voir le champ de ses possibles se restreindre à chaque choix. L’Homme-dé, roman culte écrit dans les années 1970 par le psychanalyste Luke Rhinehart, raconte comment un praticien constate amèrement un soir que les réussites sociales, conjugales, professionnelles acquises dans sa quarantaine florissante sont autant de barrières qui l’empêchent de se réinventer. Il décide alors, pour redécouvrir l’ivresse du désir, de livrer à une paire de dés l’entièreté de ses décisions. L’écrivain laissait les changements de personnalité de son personnage (auquel, incidemment, il avait donné son propre nom…) imprégner la forme d’un récit qui louvoyait entre en fantasmes érotiques, théories psychanalytiques, humour grinçant et réforme radicale de la société. C’est bien à cette schizophrénie aussi libératrice que destructrice que semblent appeler les ruptures de direction du récit dont Alain Guiraudie confie sciemment les clés à un alter ego irrésolu. Les accords d’un ersatz de Pink Floyd qui s’échappent de la bicoque de Marcel, le vieillard irascible et libidineux auquel Léo rend régulièrement visite, sont là pour rappeler ces années d’utopie libertaire qui ont bercé l’enfance rurale du cinéaste.
Le risque de la transgression
Si Léo n’en passe pas, lui, par le hasard des dés, ses atermoiements provoquent toutefois une ronde des désirs qui entraîne sur son passage tous les personnages dans une danse amoureuse guidée par une logique de Marabout, boud’ficelle. Après une première comptine sur l’air du bonheur de la conjugalité, le film en entonne une autre, pour adultes, cette fois : celle de la liberté du plaisir. Jeune comme vieux, homme ou femme, personnage principal ou secondaire, chacun a droit à son tour de piste. Cette démocratisation de la sexualité s’ancre dans un casting qui élit des corps imparfaits et mal assemblés et jusque là peu ou pas filmés. Si les personnages peuvent s’aimer les uns les autres, c’est que le cinéaste a une envie profonde de poser sa caméra sur eux. C’est aussi qu’il ne recule pas devant la difficulté à filmer ce que le corps a de disgracieux et de péniblement organique. Déjà, dans son premier et unique roman à ce jour, Ici commence la nuit, une première scène en forme de cauchemar scatologique explorait la confusion entre dégoût et envie. Cette ouverture d’une cinquantaine de pages, véritable péage propice à décourager plus d’un lecteur, entachait d’emblée et irrémédiablement, la combinatoire amoureuse qui lui succéderait. L’irreprésentable que creusait, littérairement, cette scène difficilement soutenable trouve ici son pendant avec l’ultime étreinte de Marcel. La distance de la caméra et la durée du plan séquence laisse la place à des sentiments aussi contradictoires que la douceur ou le malaise. C’est dans le récit naïf qu’en fera Léo aux gendarmes, puis dans son résumé comico-dramatique par la presse locale que cet épisode gérontophile hallucinatoire prendra des airs hautement transgressifs.
Si Alain Guiraudie n’est pas avec Rester vertical (et on aura compris, donc, avec quel bonheur !) là où on l’attendait, c’est aussi qu’il est à la tête de pont, d’un cinéma français obsessionnellement travaillé par cette contradiction entre accomplissement social et assouvissement du désir. Nous avions souligné dans ces colonnes comment les frères Larrieu utilisaient dans 21 nuits avec Pattie la sexualité comme carburant pour leur fable qui narrait comment un loup mystérieux avait raison de la frigidité passagère d’un chaperon rouge venu de la ville. Pourtant, il faut bien dire combien ils échouaient à faire de ses marges autre chose qu’une perversion tournée en gaudriole. Les apparitions du nécrophile André Dussollier ou de la bestialité de Denis Lavant n’aboutissaient qu’à faire rire d’un débordement un peu coupable du désir, pour mieux conclure sur une morale moralisante : après une aventure charnelle nimbée de mystère au cœur des bois, Isabelle Carré retrouve bien vite le confort du lit conjugal. La petite étincelle coquine qui s’allume dans son regard lorsqu’elle retrouve son mari donne le sentiment d’avoir assisté à un cours de développement personnel bien plus que de l’avoir suivie dans le gouffre d’une sexualité dangereuse. Plus sombre et désespérée, la trajectoire en lignes brisées de Léo à la recherche de son désir lui fait perdre sa chemise, son enfant et sa liberté. C’est sans doute au prix du renoncement à la comédie de remariage que l’on refuse tout embourgeoisement.