On aurait vraiment voulu aimer Jab Tak Hai Jaan, au moins pour témoigner un dernier coup de chapeau à Yash Chopra – décédé quelques semaines avant la sortie du film –, l’un des derniers « monstres sacrés » du Bollywood à l’ancienne, de la tragi-comédie acidulée et asexuée shootée à l’élixir de bons sentiments et de belles images qui nous avait tant séduits. On aurait vraiment voulu l’aimer, mais mission impossible : il n’y a pas grand-chose auquel se raccrocher dans ce film proprement interminable, qui se révèle une terrible caricature de ce que Bollywood fait de pire aujourd’hui. Alors que Bombay a vécu la semaine dernière une période assez trouble pour sa démocratie, suite au décès du leader d’extrême-droite Bal Thackeray, l’industrie cinématographique commerciale semble de plus en plus à côté de la plaque. Il faudrait un jour ou l’autre se réveiller de la léthargie.
Tout commence mal dans ce multiplexe de Bombay où Jab Tak Hai Jaan est projeté, en fin d’après-midi, devant quelques dizaines de personnes (alors que sorti lors de la grande fête indienne de Diwali, trois jours plus tôt, il est censé être le « hit » de l’année) : parce que l’héroïne fume à l’écran pendant trente secondes, le spectateur se voit infliger pendant plus de cinq minutes d’immondes publicités anti-fumeurs (provoquant parfois le rire dans le public, la consternation le plus souvent). Et ça recommence à l’entracte. La scène elle-même sera l’objet de l’unique sous-titre du film : « Fumer nuit gravement à la santé. » Et le spectateur d’oublier le dialogue pour se concentrer sur la cigarette tenue par l’héroïne en espérant qu’elle ne décide pas de la fumer jusqu’à la dernière bouffée. Ouf, le héros lui enlève des mains, le sous-titre disparaît. L’ironie est que ce déluge de moralité bas de plafond (imposée depuis peu à Bombay pour chaque film comprenant une scène « fumeurs ») correspond bien au film : Jab Tak Hai Jaan recycle, pour la millionième fois depuis que Bollywood a vu le jour, le vieux message moral qui a fait sa gloire : « L’amour c’est bien, sans l’amour t’es triste. »
Donc Samar est triste. Il est devenu « l’homme qui ne peut pas mourir », major dans l’armée indienne spécialiste dans le déminage de bombes. Évidemment il est posté au Cachemire, État qui semble disposé à accueillir autant de bombes que Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais heureusement, la merveilleuse armée de l’Inde (dont on a salué la gloire dans ce même multiplexe, cinq minutes auparavant, en se levant pour l’hymne national, merci chers extrémistes hindous) a du flair, car il faut être très fort pour réussir à les trouver, sous un pont en plein milieu de nulle part, au-dessus d’une rivière déchaînée. L’homme qui ne peut pas mourir, c’est Shah Rukh Khan, tout auréolé de son statut de superhéros depuis Ra.One, sorti l’année dernière. Il est diablement sexy. On l’aime, alors on le laissera en dehors de l’échec total du film : caricatural ou pas, le charisme de Shah Rukh fait toujours mouche.
Revenons à nos moutons : Samar est triste. Une jeune fille réalisant des documentaires pour Discovery Channel (Anushka Sharma, très sexy également, en maillot de bain par 10 degrés) tombe sur son journal intime et comprend : dix ans auparavant, Samar était amoureux de Meera (Katrina Kaif, sans doute l’actrice la plus mauvaise de sa génération). Il était pauvre, elle était riche : qu’importe, après s’être tourné autour pendant une heure (de film), ils décident de tomber amoureux sur une chorégraphie ridicule essayant de les faire passer pour des rappeurs londoniens de 18 ans (Shah Rukh en a largement plus de 40). Hélas, Samar est victime d’un stupide accident de voiture. Meera, en bonne adepte de Jésus, demande au Seigneur de lui sauver la vie, et promet s’il survit de ne plus jamais le revoir. C’est idiot, mais ça permet, après 1h30 de film, d’en avoir pour encore 1h30 après l’entracte. Samar est sain et sauf, file en Inde, dégoûté, et se jure de ne plus jamais tomber amoureux. Mais Akira (la réalisatrice de documentaires en maillot de bain), justement, est tombée amoureuse de lui en l’aidant à déminer une bombe tout en parlant popote. Rejetée, elle part à Londres, où Samar finit par la rejoindre. Mais au moment où, peut-être, le film va enfin trouver une heureuse conclusion (soit presque trois heures plus tard), le malheureux Samar subit un deuxième accident ! Si ! Et cette fois, perd sa mémoire et se croit en 2002. D’où le retour de Meera dont on aurait aimé oublier l’existence.
Ce n’est évidemment pas encore fini, mais on vous passe le récit de la dernière insupportable demi-heure de film. Pourquoi raconter tout cela ? Pour souligner, une nouvelle fois, que le grand problème de l’industrie cinématographique indienne, ce n’est pas sa technique (merveilleuse, qui donne envie de s’engager dans l’armée indienne), ni son esprit ultra-romantique et idéalisant jusqu’à la moelle : c’est son incapacité à raconter une histoire, même la plus simple. Ce même Yash Chopra, réalisateur du film, nous affirmait pourtant en 2006 que l’industrie cinématographique indienne pâtissait du manque de bons scénaristes. Alors pourquoi donc ne pas se saisir de l’opportunité pour engager un bon scénariste plutôt que de donner le job à son fils Aditya, déjà producteur ?!
À l’étranger, notamment en France, les parodies de Bollywood sont tout aussi célèbres (voire plus) que les films eux-mêmes. Tout le monde a vu au moins une fois des clips sur YouTube réinventant le sous-titrage de scènes dont personne ne comprend un traître mot, transformant les films dont elles sont tirées en comédies à leur insu. Jab Tak Hai Jaan, hélas, donne la même impression : adoucissement de la censure aidant, le héros et l’héroïne peuvent désormais s’embrasser et même coucher ensemble. Mais dans leur volonté de ne pas aller trop loin, ils semblent plutôt s’adonner à un terrible pugilat que d’exprimer leur passion l’un pour l’autre. On exagère à peine. Il faudrait aussi pouvoir évoquer les graves erreurs de continuité (l’héroïne changeant de veste trois fois dans la même scène) ou l’étalage de richesse combiné à un irréalisme assez gonflant (habillé d’un lengha rose bonbon, l’héroïne arrive en courant dans la neige au ralenti, mais repart dans une Rolls Royce sortie de nulle part).
On nous répliquera sans doute qu’un bon scénario ne fait pas un bon film (et vice-versa) et que c’est le genre bollywoodien qui veut cela : certes, Yash Chopra ne fait que réutiliser les codes qu’il a d’ailleurs lui-même contribué à inventer. Mais dans une Inde qui bouge aussi vite que sa jeunesse croît, alors que de jeunes réalisateurs bousculent les conventions avec succès (voir Gangs of Wasseypur par exemple), Jab Tak Hai Jaan a des airs de « cinéma de papa » complètement décalé et inconscient de la réalité, bien qu’il semble essayer désespérément de s’y raccrocher. Même la musique, splendide (œuvre du grand compositeur indien A.R. Rahman), semble s’être trompée de film.
On aurait vraiment voulu aimer Jab Tak Hai Jaan, mais hélas, la seule façon dont on aura réussi à honorer la mémoire de Yash Chopra, c’est de rester jusqu’au générique de fin alors qu’on aurait vraiment pu s’esquiver à l’entracte sans manquer grand-chose. Dommage : ce n’est pas encore cette année que le cinéma indien donnera envie au public français de se précipiter dans les salles obscures.