Le titre du troisième film de George Ovashvili fait référence au village dans lequel a été retrouvé le corps de Zviad Gamsakhourdia, dissident soviétique puis premier président démocratiquement élu de Géorgie au début des années 1990. Dans un lent mouvement vers ce lieu final, Khibula investit les attributs du film d’aventure, plongeant le chef d’État déchu et sa garde rapprochée dans une nature hostile où se succèdent la neige, les torrents, la forêt et la montagne. Ainsi, il s’avance comme une métaphore filée : la longue procession à travers les paysages et la fuite éprouvante de ces hommes démunis devient l’analogie des derniers feux d’une vie de lutte et de résistance. Face à eux, le danger que représente les factions armées soviétiques est aussi bien invisible qu’omniprésent et chaque rumeur de leur présence peut leur être fatale. Réglé d’emblée par quelques cartons introductifs, le contexte historique complexe de la guerre civile qui mine le pays à cette époque ne sert que de point de départ à une œuvre qui se veut beaucoup plus ample.
Jamais dans le cœur du film le nom de Gamsakhourdia et de son premier ministre ne sont explicitement cités et le générique final ne renvoie volontairement les personnages qu’à leur fonction politique. L’anonymat déplace immédiatement le film vers une réflexion plus philosophique sur l’incarnation du pouvoir, surtout sur le long processus qui mène à son renoncement. En cela, le travail d’Ovashvili se rapproche de celui que Sokourov a pu développer dans sa trilogie historique Moloch, Taurus et Le Soleil, traitant respectivement des vacances d’Hitler dans sa résidence secondaire, des derniers jours de Lénine et de la reddition sans conditions de l’empereur Hirohito face aux généraux américains. Soumis à la sénilité, la folie schizophrène ou simplement ramenés à leur condition d’être humain, les autocrates mis en scène par le cinéaste russe faisaient corps avec leur propres régimes destructeurs ou en décrépitude. Sokourov représentait ainsi la confusion parfaite entre la fonction et l’être, entre l’Etat et celui qui l’incarne, dans une tradition absolutiste. Khibula fait le même constat à un détail près, et non des moindres : le régime en perdition qui s’incarne dans le personnage du président en fuite se réclame de la démocratie. Si le point de départ théorique est donc le même, la démonstration est inversée : il ne s’agit pas pour Ovashvili de dévoiler les parts d’ombre de la figure dirigeante mais, au contraire, de lui rendre sa dignité.
Statue déboulonnée
Par sa stature, son mutisme et un beau regard à la fois acerbe et tendre, Hossein Mahjub – l’acteur iranien qui interprète le rôle principal – a une aura imposante. Là où les soldats sont habillés d’uniformes en haillons, lui porte constamment le costume, même pour dormir, comme pour s’accrocher au dernier oripeau symbolique du pouvoir. Le film fait constamment dialoguer son intériorité (sa détermination à ne pas lâcher, sa croyance de plus en plus illusoire à un retour triomphal, ses traumas qui prennent la forme de cauchemars où on le traite de « Judas ») avec le monde extérieur. C’est par ce dernier que l’espoir se ranime : le voyage est parsemé d’apparitions de jeunes femmes qui sont autant de manifestations de grâce, souvent filmées en clair-obscur, le visage à peine éclairé par la lumière d’une lampe. Cette imagerie religieuse cède peu à peu la place à réalité plus candide et festive : quelques banquets sont organisés dans les villages où le convoi s’arrête, on ripaille, on chante des chansons populaires, on s’abandonne à quelques blagues grivoises. La difficile abdication imaginée par Ovashivili passe par un dépouillement et un déplacement du sacré qui fonde la fonction présidentielle : de « guide du peuple », le personnage principal redevient progressivement un citoyen comme un autre, s’appuyant sur la modestie et le prosaïsme du quotidien des paysans isolé dans les montagnes pour repenser le cadre cérémonial et l’étiquette.
La belle et dense réflexion proposée par le réalisateur de La Terre éphémère (sorti en 2014) bute cependant sur son obsession de monumentalité : si la monotonie et la succession inlassable de scènes similaires (arrivée dans un village, nuit chez l’habitant, retour du danger, nouveau départ du convoi…) font pleinement sens pour représenter la progressive déchéance de son président, Khibula s’apparente aussi à un monolithe massif qui vire à la démonstration de maîtrise. Ovashvili ne concède aucune faille et écrase quelque peu son film sous le poids de plans toujours plus majestueux, de lents travellings silencieux, où chaque cadre est méticuleusement éclairé, faisant ressentir de façon un peu trop explicite son rêve d’être désigné nouveau grand auteur national. Cela ne suffit pas pour rayer toutes les très bonnes dispositions de ce troisième long-métrage mais ces limites le circonscrivent à une nouvelle étape prometteuse dans sa carrière, à défaut d’être le film de la consécration.