Nouvelle pièce du musée en chantier qu’est l’œuvre de Sokourov, Le Soleil mérite d’ores et déjà de figurer à son fronton. Nouvel élément de sa série dédiée aux hommes de pouvoir, cette œuvre est d’une beauté zénithale. Porté par ses constantes recherches visuelles, qui le placent à la pointe de la création numérique, Sokourov continue de surprendre et fait du portrait de Hiro Hito l’évocation onirique d’un homme-enfant. Le choix de saisir l’empereur au moment où ce dernier renonce à son ascendance divine donne naissance à un pur corps de cinéma traversé de mille courants contradictoires. Sokourov filme un demi-dieu qui, au moment où tout bascule, s’offre la folie de vivre une nouvelle jeunesse.
Tout commence au fond d’un bunker. Un dédale où fuse une bande sonore aux grondements terrifiants et abstraits qui donne dès les premiers plans une ambiance apocalyptique. Un carton nous prévient que nous sommes à l’été 1945, dans un Japon occupé. Malgré tout, le rituel qui structure la vie de Hiro Hito continue d’être réglé comme du papier à musique. Servi par des domestiques dévoués jusqu’au grotesque, au point de se refuser à l’évidence de la défaite cinglante du pays, l’Empereur commence progressivement à prendre la mesure du mal qui l’anime. La fin d’une ère est en marche, le crépuscule tombe sur un monde. Mais comment appréhender celui qui émerge ? Question qui se transforme pour Hiro Hito en comment passer d’un régime divinatoire, plombé, codé jusqu’au malaise à un corps d’homme ? Chaque protagoniste de ce palais a son approche de la question : guerre totale, refus de voir l’inévitable… celle de l’empereur sera la voie de l’enfance.
À partir d’une mise en place théâtrale, ce portrait isolé d’un homme de pouvoir et l’évocation de la fin d’un régime rappellent bien évidemment la figure d’Hitler retranché parmi les siens dans Moloch ou encore celle de Lénine dans Taurus. Mais Sokourov tisse ici une narration d’un destin peu connu en Occident, celui du dernier Empereur japonais d’ascendance divine.
Mais la charge du présent volet de cette série monumentale et audacieuse est tout autre que dans ses deux précédents films. Là où le fantoche nazi pourrissant et le vieux dictateur russe malade crevaient de s’accrocher au pouvoir qui leur glissait des mains, l’Empereur, pourtant tout aussi dépassé, y renonce. C’est d’une autre folie dont souffre le personnage. Il ne s’agit plus de garder le pouvoir à n’importe quel prix, comme lui suggèrent ses ministres, mais au contraire de tenter de s’en défaire totalement. L’enjeu pour Hiro Hito est de redevenir humain et de le faire accepter à son peuple.
Le fils du Soleil (magistralement incarné par Issei Ogata, déjà vu dans Yi-Yi d’Edward Yang) ne semble pas pouvoir trouver la part de divinité que d’autres ont décidé de placer en lui. Alors que les Américains ont transformé le Japon en un champ de ruines (rendu par de magnifiques images de bombardements sur lesquels dansent des raies géantes), l’empereur/Soleil incarne seul une éventuelle continuité. Pour les Japonais, l’Empereur est donc cet espoir, ce possible demain alors qu’un changement radical peut seul éviter une troisième bombe atomique. Car ce que stigmatise aussi le film, c’est cette course à la victoire qui motive une Amérique qui ne s’impose en contrepartie aucune limite.
La réponse que propose Hiro Hito est des plus originales puisqu’elle prend la forme d’une régression, d’un ballet corporel vers l’enfance. Les charges qui pèsent sur lui s’estompent peu à peu. Le rôle politique est mis en retrait et le corps de l’Empereur se saisit alors de toute sa dimension burlesque. Exemple frappant de cette transition pour l’empereur dictateur, Hiro Hito feuillette à l’identique un album de famille où il pose pour son mariage et un magazine de stars hollywoodiennes où brille la reproduction de Charlie Chaplin, l’idole secrète du dirigeant japonais auquel on le compare pendant une séance photo hallucinante qui pourrait à elle seule symboliser tout le mouvement du film : lors d’une séance photo supervisée par l’armée américaine, l’Empereur pose comme une star de cinéma (il flaire une rose) jusqu’à ce qu’un des photographes lui lance : « Il ressemble à Chaplin ! Vas‑y Charlie, tourne-toi ! » L’image de l’homme est enregistrée. Et l’empereur, l’œil brillant, de demander s’il y a vraiment des similitudes entre lui et l’acteur américain…
L’appréhension du monde passe aussi pour l’empereur par une bouche qui structure toute sa corporalité. Une bouche sans cesse en mouvement, rongée de tics, comme si le personnage se parlait sans cesse à lui-même. Cette bouche, c’est aussi celle de l’allocution radiophonique qui annoncera la fin de l’ascendance divine du dirigeant à son peuple. Elle a mauvaise haleine mais lui permet de jouir aussi de la bonne chère. Finalement c’est par cette partie de son anatomie que Hiro Hito prend le plus conscience de son humanité.
Il faudrait faire un livre sur la beauté esthétique du film. Tourné en HD, puis gonflé en pellicule par Sokourov lui-même qui assure aussi la direction de la photographie, l’image est triturée et travaillée comme un matériau brut. On citera les derniers plans, peut-être les plus beaux du film. Hiro Hito rentre dans son palais après un repas avec le général MacArthur. Il renvoie ses domestiques qui le servent encore avec zèle. La pièce où il se trouve est éclairée comme en plein jour. Mais le plan suivant nous montre que c’est l’éclat de la lune qui produit cette lumière. Dans cette construction lumineuse le soleil est alors une lune. L’empereur est passé de l’autre côté, définitivement.
En faisant de cet Empereur une figure humaine, Alexandre Sokourov pose le délicat problème du pouvoir qui ne nous apparaît plus que comme une illusion rassurante dans le chaos du monde. De la même façon que les dieux apparaissent comme des effigies faites à l’image des hommes. Le divin n’est pas une réalité et seule la croyance des humains peut continuer à le faire perdurer.