Kigali, des images contre un massacre, est l’histoire d’une trajectoire : celle d’un journaliste, impuissant à stopper le massacre, et celle d’un homme, que la proximité avec le mal absolu a transformé. Imbriquant le passé et le présent, la douleur des absences et la difficulté d’avoir survécu, son film interroge les limites du « quatrième pouvoir » et dit tout de l’impossible retour en arrière.
En 1994, Jean-Christophe Klotz a déjà derrière lui une belle carrière de journaliste cameraman. Avec l’agence Capa, il réalise des reportages pour des émissions sur l’actualité, notamment pour Canal +. Au mois d’avril de cette même année, après le décès du président rwandais Juvénal Habyarimana, tué dans l’explosion de son avion (on ne sait toujours pas qui est à l’origine de l’attentat), commence ce qui deviendra l’un des plus grands génocides du 20ème siècle : le massacre systématique et organisé, par les milices extrémistes hutus (les interahamwe) et par l’armée rwandaise, de plus de 800 000 Tutsis du Rwanda. Les Français expatriés sont alors rapatriés, et Jean-Christophe Klotz envoyé sur place pour filmer leur retour, pour l’émission 24 heures, sur Canal +. Là, l’évidence de l’horreur lui saute aux yeux : si personne ne bouge, il va y avoir un génocide. À l’époque, la presse est absente, personne ne parle du génocide en marche… Pour l’opinion publique, il s’agit, une fois de plus, d’une guerre interethnique, qui plus est en Afrique, qui plus est au Rwanda, pays grand comme deux départements français, au cœur de la région des grands lacs, à la frontière de la République démocratique du Congo, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Burundi. Qui sait où le situer sur une carte ?
Mais l’histoire de quelques Français qui n’ont pas voulu rentrer au pays intéresse l’émission Envoyé spécial, et Jean-Christophe Klotz repart pour le pays des mille collines, aux côtés de Bernard Kouchner, qui tente alors une médiation entre le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame (l’actuel président du Rwanda), et le gouvernement hutu de transition. Il se retrouve alors dans la paroisse d’un Français, le père Blanchard, à Kigali, dans le quartier de Nyamirambo, au milieu de centaines de réfugiés tutsis qui tentent d’échapper aux bourreaux. Grièvement blessé à la hanche, le cameraman est rapatrié à Paris, mi-juin 94. C’est là qu’il apprend que tous les Tutsis de la paroisse ont été tués. Cloué sur son lit d’hôpital, regardant la télévision, il regarde défiler ses images, celles de visages d’enfants, vivants. Sauf qu’à présent, elles sont utilisées pour annoncer, froidement, la mort de ces enfants. Deux jours après la diffusion de ses images, le gouvernement français lance, à grand fracas, l’opération Turquoise, destinée à stopper les massacres et à assurer la sécurité des vivants. Sauf que le génocide est terminé.
Dix ans plus tard, Jean-Christophe Klotz retourne à Kigali. Dans sa besace, quelques images qu’il a filmées en 1994, qu’il veut montrer aux survivants qu’il espère retrouver. Dans cette « chronique d’un retour à Kigali », Klotz n’est plus journaliste. Il est juste un humain totalement transformé et bouleversé par ce qu’il a vécu. Montrant tour à tour des images de 1994 et des images du Rwanda d’aujourd’hui, Kigali, des images contre un massacre interroge remarquablement les limites du pouvoir de l’image : une image sert-elle une cause ? Le journaliste peut-il contribuer à faire changer le cours des choses ? Où commence le voyeurisme ? Quoi filmer ?
Le film de Klotz tient à la fois du documentaire, ponctué d’interviews – glaçantes – des acteurs de l’époque (le général Roméo Dallaire, alors chef de la mission de l’Onu au Rwanda, Kouchner…) et du récit à la première personne d’un parcours désenchanté. Le rythme impulsé par l’alternance de ces « genres » contribue à raconter une histoire, au-delà de l’information journalistique. Servi par une musique sobre et étrangement belle, que le réalisateur a lui-même composée, le film avance pas à pas dans la recherche des survivants. Pudiquement, les images s’arrêtent sur les visages des rescapés acceptant de témoigner de leur passé.
La réussite de ce film bouleversant tient tout autant de la qualité de l’information sur un génocide encore malheureusement méconnu, voire ignoré, que de la sincérité, et, quelque part, de la détresse sans appel, d’un homme démuni face à l’horreur. « Avoir vu de mes yeux des squelettes de nourrissons coupés en deux, avoir marché sur des restes humains avec comme forme d’excuse la caméra rivée là, sur mon épaule, avoir envisagé de me cacher au milieu de cadavres sont des expériences qui ont provoqué en moi une onde de choc qui poursuivra sa course encore de longues années », dit Jean-Christophe Klotz. Il travaille actuellement à un projet de fiction autour de ce qu’il a vécu au Rwanda.
L’onde de choc, aujourd’hui, se lit au quotidien dans un pays où les rescapés du génocide sont contraints de refaire leur vie aux côtés de leurs bourreaux. Contre l’oubli et le négationnisme, Kigali des images contre un massacre devrait être montré dans tous les lycées de France.