Seize ans après avoir couvert – ou tenté de couvrir – le génocide des Tutsis du Rwanda pour la télévision française, Jean-Christophe Klotz transpose son expérience au cinéma. A l’occasion de la sortie de Lignes de front, quatre ans après Kigali, des images contre un massacre, le réalisateur revient sur la façon dont ses deux films se complètent, sur sa recherche formelle et sur la réflexion qu’il poursuit autour du pouvoir de l’image.
Comment s’est déroulée l’écriture du scénario de Lignes de front ? Comment avez-vous trouvé le « bon dosage » entre fiction et réalité ?
Le film est inspiré de mon expérience, je dis bien de mon expérience et pas de l’anecdotique, de ce que j’ai ressenti, et de ce que ces sensations ont suscité comme réflexion. L’écriture s’est évidemment appuyée sur des choses réelles, mais j’ai fini par abandonner le côté « c’est comme ça que ça s’est passé ». Il m’a fallu deux ans pour trouver « le pourcentage de réel » que j’allais conserver. J’ai puisé dans des souvenirs, mais le résultat final n’accorde pas d’importance à l’aspect documentaire. Ce qui est important, c’est le questionnement que cette histoire soulève. Bien sûr, le fait que je connaisse bien les lieux, les gens, donne une crédibilité à l’histoire que je raconte. Beaucoup de spectateurs me disent d’ailleurs qu’ils ont « l’impression d’y être », alors que paradoxalement il y a peu d’« effets » de mise en scène…
D’où vient le personnage de Clément, cet étudiant hutu en France qui retourne au Rwanda à la recherche de sa fiancée tutsie ?
Vers 1998, j’avais lu un article sur cette histoire, qui est véridique, et je voulais en faire un film. Cet homme avait réussi à ramener sa fiancée en France, en Bourgogne. Entre-temps, il est mort mais j’ai pu rencontrer la jeune femme qui m’a raconté leur histoire. Ce qui m’intéressait dans ce personnage, c’était le chemin inverse qu’il effectuait, inverse à sa famille, inverse à celui de l’exode… Il allait à la source. Il y a un côté « saumon qui remonte la rivière », je trouvais ça très beau, presque antique. J’étais vraiment parti pour écrire cette histoire-là. Mais au moment de l’écriture, il y avait toujours un personnage qui voulait rentrer dans l’histoire, un blanc, un journaliste, qui prenait énormément de place. Je me suis demandé ce que j’allais faire de lui, qu’est-ce que je voulais vraiment raconter, et j’ai compris que j’avais besoin de raconter quelque chose qui m’était arrivé.
Pourquoi réaliser une fiction après le documentaire que vous avez consacré à votre expérience rwandaise ?
Deux, trois ans après les événements, j’avais beaucoup de choses à dire, il fallait que ça sorte. Puis, les années passant, l’aspect thérapeutique n’a pas été le moteur principal. Ça n’aurait pas suffit à faire un film. J’ai en fait mené de front les deux projets sans penser qu’ils allaient tous les deux aboutir. Et c’est une bonne chose car ils sont très complémentaires. Le documentaire est beaucoup dans le discours, dans l’analyse politique, presque dans le règlement de compte. Il y a beaucoup de rage dans ce film, qui a sans doute permis de libérer la fiction. Cette fiction n’est pas un film sur le génocide au Rwanda mais un questionnement à partir de ça. Ce n’est pas un film sur le rôle de la France par exemple, mais une réflexion presque philosophique qui va plus loin que dans le documentaire. Un questionnement sur la façon dont on représente le monde et sur la nature humaine.
On vous a reproché de ne pas revenir sur les faits ?
Certains m’ont dit qu’ils auraient voulu en savoir plus. Mais Lignes de front n’est pas un film journalistique. Je ne raconte pas l’Histoire mais une histoire. Si ça donne envie à certains de se renseigner sur ce qui s’est passé avant, tant mieux. Mais les réactions des spectateurs sont assez différentes : il y a ceux qui attendent le côté documentaire, et ceux qui voient ce film comme la suite d’un trajet.
Dans le documentaire, il y avait l’idée d’aller retrouver des survivants, de leur apporter des images de l’époque… Avec la fiction, quel lien gardez-vous avec les Rwandais ?
Je suis allé faire une projection là-bas, j’ai suscité des débats qui étaient très forts. Il n’y pas de réponse binaire aux questions que je pose, l’important est que la parole circule. Pendant le tournage, il s’est passé des choses très fortes avec les figurants. Je ne leur ai surtout pas demandé s’ils étaient hutus ou tutsis, chacun a joué l’histoire car ils étaient heureux de voir que le film pouvait être un trait d’union entre eux et l’Occident, même s’ils ont été oubliés à l’époque. Avec la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, j’aimerais organiser davantage de projections-débats au Rwanda, que le film ait une vie là-bas. Mais c’est très complexe car on rentre dans des zones politiques et je ne sais pas jusqu’où Nicolas Sarkozy est prêt à aller.
L’esthétique du film traduit une ambiance très pesante, une pression permanente. Quelle était l’idée principale que vous vouliez rendre ?
J’ai réfléchi à l’esthétique au sens d’un parti pris éthique. Au niveau des couleurs, de la lumière, j’ai essayé de retrouvé les sensations que j’avais eues en 1994. Je me souviens de ciels plombés, tout avait toujours l’air éteint, la vie était éteinte. Les couleurs sont aussi très terriennes, avec des tons d’ocre, mais passés, avec une espèce de mélancolie. Par exemple vers la fin du film, dans le camp de réfugiés, il y avait du soleil ce jour-là. Mais à l’étalonnage, Isabelle Laclos a réussi à éteindre le soleil : c’est du soleil sans soleil, on voit de l’ombre mais ça ne brille pas, c’est crépusculaire. On a beaucoup travaillé pour rendre cet aspect mélancolique, au sens psychanalytique du terme. C’était difficile car le pays a beaucoup changé, s’est modernisé, même les peintures ne sont plus les mêmes !
Comment s’est effectué le passage du reportage au documentaire pour le cinéma, puis à la fiction ?
C’est comme si le documentaire avait été un travail intermédiaire. La fiction part de choses très intimes, d’un propos précis qu’on essaie de coder pour qu’il rentre dans une histoire. Bizarrement, des flashs qui ne faisaient pas partie du propos initial ont surgi de ma mémoire, de façon non réfléchie, comme la scène de la machette. J’ai essayé de maîtriser ces flashs pour ne pas faire n’importe quoi mais ils apportent une justesse. La fiction est un peu comme le chemin inverse du documentaire. Dans le documentaire, j’ai travaillé avec une matière préexistante, alors que la fiction recrée de la matière. Ce qui est fabuleux dans la fiction, c’est qu’elle permet l’utilisation du hors-champ, ce que le documentaire autorise un peu, mais le reportage pas du tout !
Qu’attendez-vous en termes de réception du film ?
Il faut que les spectateurs se laissent faire, et ce n’est pas évident, surtout sur des sujets pareils. En tout cas il y a une grande liberté dans cette fiction. Peut-être que je me suis permis certaines choses dans la fiction parce que j’ai fait le documentaire avant. Je m’attends à ce qu’on me demande si ce n’est pas un peu disproportionné de s’intéresser aux états d’âme d’un journaliste par rapport à l’histoire du génocide. Si c’était un travail journalistique, ça le serait, car il y a une hiérarchie des choses à respecter. Mais quelque part, j’ai déjà fait ce travail-là. Ça a libéré le potentiel « romanesque », la liberté de ton.
La réflexion sur le pouvoir et l’impuissance de l’image portée par le film devrait faire débat, notamment auprès des journalistes…
Je pense que ce n’est pas nécessairement le bon public, car ils travaillent sur des aspects trop rationnels, comme avec ce courant qu’on appelle le « docu-drama », qui se demande si la fiction peut mieux raconter une histoire que le journalisme ou le documentaire historique. C’est ce que fait un film comme La Rafle, qui se place dans cette espèce de courant entre le journalisme et la fiction, en se demandant si la fiction peut venir remplacer des images qui n’ont pas été faites. Ce n’est pas du tout ma démarche.
Y a-t-il une forme d’humilité dans le point de vue que vous adoptez?
On peut aussi penser l’inverse. J’ai choisi ce point de vue car je ne vois pas comment en prendre un autre. Refaire Hôtel Rwanda (Terry George, 2005, ndlr), ce n’était pas le but. Je n’allais pas refaire la fresque historique, ça a déjà été fait. Peut-être qu’il y a quinze ans c’est ce que j’aurais voulu, mais ça a mûri. Et puis il y a eu ma rencontre avec le milieu du cinéma et Les Films du Poisson, qui m’a fait évoluer. Dans les premières versions du scénario, par exemple, il y avait beaucoup de dialogues, d’explications, alors que le discours dans une fiction ne passe pas toujours par la parole. Un exemple : au début du film, quand les miliciens au check-point crient « Vive la France ! », au départ il y avait une scène plus explicative. Finalement je me suis dit que le « Vive la France ! » suffisait, car on joue sur d’autres mécanismes, on ne s’adresse pas aux gens de la même manière pour leur faire ressentir des choses.
L’idée de ne pas montrer de massacres découle aussi de ce point de vue ?
Je ne voulais pas me placer dans la reconstitution. Il y a quelques scènes dans l’église mais on ne voit presque rien. Je suis très sensible au fameux argument de Rivette sur le travelling et à tout ce courant qui dénonce les risques de fétichisation par la représentation, les risques de rendre représentable ce qui ne l’est pas. Finalement, le fait de représenter « digère » les événements. Je ne voulais pas que mon film soit digeste, qu’il recycle l’histoire, et puis on ferme la porte et on passe à autre chose. Je voulais que ça reste une proposition de cinéma ouverte.