Quatre ans après le très réussi documentaire Kigali, des images contre un massacre, l’ancien reporter Jean-Christophe Klotz passe à la fiction mais garde le même sujet. Celui de son expérience au Rwanda, il y a seize ans, alors que débutait le génocide des Tutsi. Entre réflexion sur le rôle des médias et évolution d’un homme devant l’innommable, Lignes de front fuit la reconstitution peu signifiante au profit de la captation d’un ressenti indicible.
En avril 1994, Jean-Christophe Klotz, reporter pour la télévision française, se trouve au Rwanda. C’est l’époque de l’opération Amaryllis, intervention de l’armée française pour évacuer ses ressortissants après l’attentat contre le président Juvénal Habyarimana. L’époque, surtout, du début du génocide des Tutsi du Rwanda, qui fera entre 800 000 et 1 million de morts en trois mois. Un génocide qui sera totalement ignoré, au moment de son déroulement, de la communauté internationale. Le reporter, lui, comprend dès le départ qu’il ne s’agit pas de nouveaux « affrontements interethniques », selon l’expression en vigueur dès que la violence surgit sur le continent africain, mais bien d’une extermination volontaire, ourdie par les tenants du Hutu Power, d’une partie de la population. Un génocide. Auteur en 2006 du troublant documentaire Kigali, des images contre un massacre, qui interrogeait le rôle des médias, et sa propre impuissance à changer le cours de choses, Jean-Christophe Klotz (voir son interview) avait parallèlement le désir de revenir sur les lieux pour un long-métrage de fiction. Lignes de front se voit comme la continuité, non seulement de son documentaire, mais aussi des reportages qu’il livra alors à la télévision.
Jalil Lespert endosse le rôle tenu dans la réalité, seize ans plus tôt, par le réalisateur, en prenant les trait d’un journaliste indépendant nommé Antoine Rives. Filmant le retour des rapatriés du Rwanda, il fait la rencontre de Clément, jeune Hutu étudiant en France, dont la fiancée Alice, tutsi, a disparu. Antoine convainc Clément de faire le voyage retour au Rwanda, et de le laisser filmer sa recherche d’Alice. Très vite, au milieu de l’horreur dans laquelle les deux hommes se trouvent plongés, en même temps que se transforme leur relation, c’est la relation d’Antoine à son métier qui s’en trouve bouleversée. Klotz filme cette transformation comme une épreuve, qu’il choisi délibérément de montrer du point de vue du journaliste, en recréant à l’écran une ambiance de terreur que le spectateur reçoit quasi physiquement. Un parti pris qui va de pair avec le choix de ne pas montrer d’images de massacres, comme un aveu d’humilité. Klotz raconte son histoire, son vécu, sans prétendre recréer artificiellement le génocide. Comme un écho à ses illusions perdues sur son métier de journaliste, son film devient, aussi, le réceptacle d’un nouveau regard.
Les morts, pourtant, sont bien présents. Hormis quelques images de corps, qui s’inscrivent toujours dans des scènes où Antoine filme, ou tente de continuer de filmer, parce qu’il est « envoyé spécial », c’est le texte qui vient recréer l’œuvre mortelle. Lignes de front est rythmé par de simples panneaux, marqués d’une écriture, blanc sur noir, déroulant la durée du génocide au gré du nombre de tués. Les massacres restent en hors champ. L’esthétique du film, comme le scénario, est entièrement tournée vers la captation du ressenti d’Antoine : couleurs, costumes, pesanteur… tout l’environnement des personnages semblent tout droit sorti des souvenirs d’Antoine/Klotz. Le montage, qui alterne images du film lui-même et « film dans le film » lorsqu’il se tourne dans l’œil de la caméra d’Antoine, dans un va-et-vient entre couleurs et noir et blanc, réalité brute et filtre de l’objectif, va dans la même direction.
Petit à petit, l’objectif, tout comme Antoine, baisse la garde. Avec cette transformation, Jalil Lespert, livre une interprétation forte, émouvante, intelligente, avec un visage qui traduit l’enfermement, puis l’émotion qui déborde. À la transformation d’Antoine répond l’évolution de la relation avec Clément. Avec le jeune Rwandais, le reporter franchit la frontière, celle où il est forcé d’abandonner son rôle de journaliste. Un humain mis à nu par l’Histoire.