Se lever, accomplir sa journée de boulot et rentrer à l’heure pour fêter l’anniversaire de sa fille ; voilà ce que doit accomplir Abu en cette journée ordinaire. Rien de plus simple ? Loin de là, surtout lorsque ceci prend place dans les territoires palestiniens. Un joli film qui se signale par une réalisation et, surtout, une écriture intelligentes, où cohabitent tendresse et absurde, férocité et humour.
Lors du prologue, la nuit est calme. Une déflagration et des bris de verre réveillent en sursaut Abu. Réalité ou cauchemar ? Il parcourt l’appartement en vérifiant que les êtres et les choses soient bien à leur place. C’est le cas, si désordre il y a, celui-ci est intérieur et mental. Au petit matin, ce père tout sauf indigne a oublié qu’il s’agit du jour de l’anniversaire de Leïla. Le défi lancé ne semble pas en être un : être en fin de journée à la maison pour honorer l’entrée de sa fille dans sa huitième année. Ce sera tout sauf une formalité dans cette Palestine kafkaïenne, en proie à l’absurde et à l’irrationnel.
L’absurde, voilà par quelle face Rashid Masharawi prend d’assaut l’épineux problème palestinien. Abu est un juge sans affectation, forcé de se reconvertir en chauffeur de taxi. Tous les matins, il se rend au ministère de la justice pour s’enquérir de sa situation. On tombe alors en pleine gabegie bureaucratique, alors qu’un client allait jusqu’à ignorer l’existence d’un ministère avec un tel intitulé, sans doute parce qu’il est le grand absent ici. Ce jour-là, Abu se fait rabrouer par un fonctionnaire médiocre dont le premier acte, alors qu’un nouveau gouvernement a été nommé, est de faire retapisser son bureau. Le trait est féroce et efficace, le comique procède aussi bien des situations que des dialogues, ceci étant compris dans une mise en scène qui se signale par sa sobriété.
La loi et l’ordre, voici ce que représente ce juge sans poste, chauffeur de taxi par défaut. Un être dont la droiture confine à une psychorigidité qui fait des étincelles au contact d’une réalité palestinienne ubuesque. Abu est plein de principes, il lui en coûte un certain nombre de clients. Qui ne fume pas en voiture en Palestine ? Qui met sa ceinture ? Pas grand monde. Sa voiture est aussi ornée d’un macaron, ressemblant à ceux interdisant la cigarette, excluant les armes à feu… Aussi, il ne dessert pas les check-points. La réalité spatiale, celle du confinement et des frontières, est ainsi laissée hors champ ; ce qui a tendance, c’est le signe d’une intelligence cinématographique, à la faire surgir en creux, tel un angle mort ressenti d’autant plus efficacement. On se situe beaucoup dans l’habitacle du véhicule jaune, quelques travellings épousent le point de vue inverse ; des façades défilent baignées de lumière, des badauds déambulent dans les rues, une merveilleuse musique teinte l’ensemble de mélancolie : la vie ici, malgré tout.
Avec ces petits yeux perçants, sa bouche pincée surmontée d’une fine moustache, le personnage traverse cette journée que l’on devine ordinaire aussi droit dans ses bottes que d’un air désabusé, ce qui en fait une figure tout à fait comique. Rashid Masharawi organise un crescendo où se succède une série ininterrompue de sketchs, ce qui n’a rien de gênant puisque l’ensemble est écrit de manière astucieuse, assurant notamment une fluidité assez remarquable. On se demande bien jusqu’à quel point Abu va-t-il pouvoir préserver cette contenance et ce flegme. Le voici lui-même à héler un taxi pour reprendre possession du sien qui a servi au transport d’un blessé : « Ma voiture est à l’hôpital ! » s’exclame-t-il. On est presque soulagé lorsque que le flegme se fissure pour laisser place à une colère cathartique. Ce n’est pas un masque qui tombe, mais un homme qui se libère. Après cela, il peut reprendre la route de son domicile pour y choyer les siens.