Un fermier sous l’emprise de sa maîtresse tente de tuer sa femme, puis, pris de remords, de la reconquérir. Les époux arpentent la grande ville, se jouant de ses pièges dans la joie et la bonne humeur retrouvée. À la fin, le drame revient, mais pour achever de les réunir. Voilà une tentative comme une autre de résumer L’Aurore, le premier film américain de Friedrich Wilhelm Murnau, de faire tenir en des mots aussi circonstanciés que possible l’apparente limpidité universelle de ce qu’il conte avec tant de richesses formelles, universalité qu’il revendique lui-même dans son carton de préambule : « Ce chant de l’Homme et de sa Femme (…) vous pourriez l’entendre en tout lieu et de tout temps. » La simplicité de la lecture au premier degré du conte est telle qu’elle en paraît des plus audacieuses, d’autant plus qu’on ne la trouve guère plus sur les écrans aujourd’hui.
Une audace, ou plus sûrement une foi naturelle, intacte et tenant de l’évidence, dans le cinématographe. Car il en faut indéniablement, de cette foi, pour ainsi sublimer dans la lumière et l’obscurité, dans les vapeurs et la boue, dans les travellings et les surimpressions, les choses qu’on considère comme les plus banales, faire tenir dans le même film la noirceur du drame conjugal et la légèreté de saynètes comiques sur la frénésie citadine s’alignant de manière aussi décousue que débridée, susciter alternativement et sans demi-mesure l’effroi, la sidération, le sourire, les larmes. Enfin, faire confiance à cette sublimation pour faire poindre dans les esprits, en sous-main, des vérités plus troubles, comme celle-ci : si l’on partage sans réserve le bonheur retrouvé de ce couple, c’est bien parce que comme eux on garde secrètement la mémoire du désamour sinistre qui l’a précédé, de l’horreur qui a failli se commettre quelque scènes plus tôt, sur ce lac. Eux et nous restons accrochés à ce bonheur parce que quelque part, nous restons hantés par la faute originelle que nous souhaitons voir écartée.
Le mal que se font les hommes
Murnau, on le sait, n’avait rien d’un bigot, et n’était pas du genre à se laisser dicter la bigoterie dans les scénarios de ses films. N’a-t-il pas laissé le Diable lui-même mener la danse du monde dans son sublime Faust ? Cela ne l’a pourtant pas empêché de laisser travailler le thème de la culpabilité revenir à plusieurs reprises dans son œuvre. Peu de moralisme ou de manichéisme là-dedans, malgré tous les symboles que beaucoup de commentateurs s’amusent à décrypter dans la mise en scène (les films héritiers de l’expressionnisme sont décidément trop souvent réduits à l’analyse symboliste). La vision du cinéaste reste profondément humaniste, laissant à ses personnages l’entière liberté de leurs actions pour le meilleur et pour le pire. Et la source symbolique du Mal ne sert de pis-aller, souvent plus attirant que menaçant, au Mal lui-même, qui n’est autre que le mal que les humains se font à eux-mêmes et à leurs semblables, souvent hantés par la conscience même du Mal.
Mephisto, déjà, s’avérait moins antipathique qu’une foule humaine livrée à ses propres instincts (si vertueux qu’ils puissent se prétendre). Ici, la « vamp » tentatrice, qui a soumis le fermier à ses charmes et n’a aucun scrupule à l’inciter au crime, effraie moins que l’apparence spectrale de sa victime au début du film. L’ombre de Nosferatu semble avoir investi cette silhouette d’homme voûté au pas lourd et au regard hagard, déserté de l’amour, peu actif dans le désir entretenu par la vamp (influence qui relève littéralement de l’emprise), hanté par la possibilité du meurtre (image fantasmatique à l’appui) mais prompt à la violence même pour repousser cette idée. Son vrai mal ne s’incarne pas dans une autre créature : c’est dans son esprit, dans ses propres faiblesses humaines qu’il est tapi. Et quand le dilemme déchire son âme, c’est moins entre le bon et le mauvais qu’entre l’étincelle de vie qui l’anime encore et la pulsion de mort qui le tire vers le bas.
Pour le meilleur et pour le pire
Même pendant les scènes heureuses du couple en ville, on croit en voir poindre une nouvelle manifestation, quand il sort un couteau pour menacer un homme trop entreprenant envers sa femme. Ce sera le seul trouble visible durant leur séjour béat ; mais c’est seulement parce que le spectateur sait (et que Murnau lui fait confiance pour s’en souvenir) que ce mal existe bien, qu’il a déjà été à l’œuvre avant — et quelque part, dans ces chaleureux moments, rien n’indique qu’il ne pourrait pas surgir de nouveau. Le drame sur le chemin du retour, où le désespoir appelle le retour de cet instinct de violence (et c’est cette fois la vamp qui en fait les frais), ne confirme pas autre chose, avec ce montage parallèle induisant le suspense, sur l’issue du couple séparé mais plus encore sur l’issue de l’homme tenté de nouveau par l’irréparable. L’apaisement d’après, celui qui clôt le film, n’en sera que plus poignant. Celui qui s’était déroulé sous le soleil et les lumières de la ville brillait peut-être un peu trop fort pour ne pas laisser craindre le désenchantement ; or celui-là, c’est l’aurore qui le salue, promesse naturelle de pouvoir tout recommencer, la vie, l’amour, les erreurs et les quêtes de rédemption, pour le meilleur et pour le pire.