« Siehe… » – « Vois… » C’est sur cette indication en intertitre que s’ouvre Faust de Friedrich Wilhelm Murnau, adaptation de la pièce du grand Goethe, elle-même tirée d’un conte populaire germanique. Le verbe est à l’impératif, mais n’est en aucun cas à prendre comme un ordre. C’est que le film nous vient d’un temps où le cinéma, encore relativement jeune, n’a pas intégré ce rapport de soumission du spectateur à l’image et au son que l’influence de la télévision et de la publicité impose trop souvent aujourd’hui. L’image, ici, invite sur un ton de forain le spectateur à l’action, celle de la regarder – les deux parties vont activement l’une vers l’autre, et c’est pourquoi le charme qui s’opère est aussi fort qu’authentique. Un charme, c’est le mot. Car même en faisant fi de tout esprit de chapelle pour nous abriter derrière une distance critique de circonstance, l’éblouissement est inévitable : le Faust de Murnau est bien un émerveillement de tous les instants, où chaque photogramme semble l’instantané d’un monde nouveau, qu’il soit pure fantasmagorie (comme il sied aux apparitions d’anges, de diables et de magie) ou scène terre à terre tirée des lieux communs par un regard véritablement ouvert à l’émotion (comme il sied à une histoire d’amour terrestre).
L’œuvre de Murnau, la part du Diable
Cela tient pour une part, justement, à la paradoxale jeunesse de cette œuvre de 1926, où tant de choses qui aujourd’hui relèvent d’une routine industrielle s’apparentent ici à des expérimentations encore pleines de promesses. Les trucages (raccords simulant les apparitions et disparitions, effets lumineux, brumes, etc.) ne sont pas encore une lourde norme. Les mouvements de la caméra ne sont pas encore des réflexes machinaux, mais des gestes si bien comptés que leurs effets touchent au sublime, transportant le regard à travers l’espace et même le temps (ce que traduisent ces travellings avant sur le sablier qui compte les dernières heures avant le point de non-retour pour l’âme de Faust) dans des élans enivrants. C’est alors l’inspiration du cinéaste qui vient transcender ces possibilités techniques pour créer du merveilleux. Éric Rohmer a décrit fort justement la façon dont Murnau fait du cinéma le vecteur idéal de l’imaginaire visuel : usant de l’image photographique avec le sens de la composition d’un peintre, il en revient à traiter le monde même comme une matière picturale. Ainsi sa peinture par ombres et lumières sur des textures diverses (brumes, murs, la pellicule même), qui l’a fait rattacher à ce courant qu’on appelle « expressionnisme allemand », transforme-t-il les contours créés par la photographie (art supposé capturer le monde réel) en univers abstrait où s’affrontent rien moins que des forces immatérielles.
Ombres et lumières, Bien et Mal se disputant le libre arbitre de l’humanité : ne lirait-on pas là un discours simplement manichéen ? Préjugé vite démenti, quand on voit qui Murnau laisse mener la danse. Si Faust, le sage aux désirs terrestres d’autant plus forts qu’il les a longtemps reniés, est bien au centre de l’histoire, la première moitié du film le voit abandonner la vedette à un autre. Car ce n’est pas dans l’ombre du secret que Mephisto le tentateur paraît, mais dans l’ostentation flamboyante, arborant les grimaces joyeusement histrioniques du comédien Emil Jannings. C’est ce personnage qui, dans ses manœuvres pour mettre l’âme de Faust dans sa poche, suscite tous les effets de la mise en scène, produit l’émerveillement qui imprègne l’écran, nous séduit autant qu’il séduit le héros. En bref : Mephisto est le metteur en scène, le cinéma son arme de tentation à laquelle nous nous abandonnons de notre plein gré, et par laquelle non seulement nous partageons les jouissances de Faust – si trompeuses qu’elles soient – mais nous jouissons surtout des ruses même du diable – si néfastes qu’elles soient. Murnau, à travers son diabolique complice, nous fait ici admettre ce que le cinéma peut avoir d’impie et de blasphématoire, jouant comme il l’entend de l’imagerie établie, capable de nous laisser aller à la sympathie pour le Malin tandis qu’il se présente en antidote aux conventions du monde. Si le cinéma est une religion avec ses icônes, sa foi et même ses prêtres, c’est définitivement une religion païenne.
La fin de l’innocence
Mais si cette bacchanale d’images n’était que le leurre d’un esprit moraliste ? La légende originelle de Faust l’assure : après la jouissance vient la chute, le désenchantement, la damnation. Or, Goethe lui-même avait reformulé cette légende dans le sens du mélodrame où le sentiment amoureux (entre Faust et la jeune et pure Gretchen) venait interférer avec la question strictement religieuse. En l’adaptant, Murnau, par l’image, épure encore le mythe de son poids rigoriste : c’est le regard laissé grand ouvert et encore empreint de merveilleux par les tours de Mephisto que nous contemplons l’histoire, nettement plus terre-à-terre, de deux amants s’ouvrant à leur désir mutuel. Soit la trame la plus fondamentale du cinéma (« Boy meets girl », résumait Hitchcock), racontée avec un regard capable d’en percevoir la part d’ivresse. C’est un spectacle de l’innocence qui se joue ici – innocence trompeuse, certes, dont la présence persistante d’un Mephisto proche alors de l’humain se joue continuellement mais sans la moindre amertume, tandis que nous acceptons de partager à la fois l’innocence des uns et la dérision de l’autre.
Car le plus terrible drame du film ne sera pas que le spectacle de cette innocence cesse, ou que son caractère illusoire soit dissipé, par les manigances de Mephisto ou les actions de Faust. C’est que la vraie et sincère innocence soit bafouée ; c’est que la pauvre Gretchen qui n’a eu que le tort d’aimer soit livrée au mal, au pire des maux : celui commis au nom du Bien. Si le destin de Faust et la perspective de la victoire de Mephisto angoissent, le destin de la jeune fille subissant la vindicte populaire, poussée à l’extrême misère et à l’irréparable pour être de nouveau accablée et condamnée, déchire. L’œuvre aveugle des gardiens humains de l’ordre moral se révèle, aux yeux du cinéaste, plus condamnable que celui du Diable lui-même. C’est là la nuance singulière du Diable de Murnau : s’il est source de maux, il ne personnifie pourtant pas le Mal, celui-ci peut exister sans lui. Au fond, ce Diable a ceci de commun avec Dieu : il croit au libre arbitre de l’être humain, même s’il n’aime rien tant que le mettre à l’épreuve en s’attendant à ce qu’il penche de son côté – et il est rarement déçu. C’est aussi là l’ultime et définitive beauté du regard du réalisateur du Dernier des hommes et de L’Aurore : l’assurance que derrière la virtuosité à créer du rêve et de l’imagerie, demeure un esprit humain capable d’écouter ses semblables et de s’émouvoir de leurs actes sans se réfugier derrière une distance, une hauteur, un statut de créateur. C’est ce qui achève de ranger son cinéma parmi les plus précieux au monde.
Légendes allemandes
Il faudrait dire un petit mot, enfin, sur le singulier sous-titre du film : « Une légende allemande ». Le fait que le mythe de Faust soit bien de cette origine ne suffit pas tout à fait à expliquer cette précision. Il est probable que Murnau (ou son producteur, le puissant Erich Pommer) souhaitait mettre en avant les caractères germaniques du récit. Quels caractères, au juste ? Une autre adaptation de légende nationale nous revient en mémoire, contemporaine et produite également par Pommer : les formidables (et aujourd’hui trop sous-évalués) Nibelungen de Fritz Lang. Cette légende-là est ouvertement païenne, et pourtant on ne peut s’empêcher de trouver aux deux films des accents communs : même foi en la religion cinéma pour créer de l’imaginaire ; même descente progressive du surnaturel enchanteur à l’humain tragique ; et in fine même façon détournée d’évoquer une part secrète, douloureuse, nichée dans l’imaginaire collectif, de la psyché d’un peuple.