Du 26 octobre au 22 janvier, la Cinémathèque Française propose de redécouvrir le cinéma expressionniste allemand des années 1920/1930 et les influences considérables de ce courant esthétique dans l’ensemble du cinéma. À cette occasion, la programmation de la Cinémathèque s’organise selon trois axes : une sélection des œuvres emblématiques du cinéma allemand, l’intégrale de Murnau et une sélection riche et diversifiée de films qui se posent en héritiers de ce courant esthétique.
Le contrôle de l’univers
Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’y a pas de demi-mesure dans le cinéma expressionniste ou, plutôt, dans le cinéma allemand de ces années-là. Tout sent ici la terrible catastrophe; la chute irrémédiable d’un être dans le chaos d’un monde qui va totalement l’écraser. L’une des constantes présente dans ce cinéma consiste à prendre une personne, homme ou femme, à un moment précis de sa vie, et à la regarder lentement mais sûrement sombrer dans les méandres d’on ne sait quoi. Ce cinéma est un cinéma de la catastrophe à venir, que cela soit sous une forme contemporaine et un tant soit peu réaliste, ou bien sous une forme totalement fantastique, surnaturelle, à l’image de ces créatures qui hantent les écrans allemands de cette décennie, à savoir les Nosferatu, Golem et autres êtres pour le moins inquiétants.
Ce que l’on nomme l’expressionnisme n’est donc pas qu’une histoire de jeux de lumières ou qu’une esthétique de lignes tranchées qui scandent l’espace. C’est aussi le portrait d’une époque, c’est-à-dire un cinéma réaliste, faisant un constat d’un certain état de la société. C’est pourquoi il serait réducteur d’uniquement faire un parallèle entre ces films et le courant expressionniste tel qu’il a existé dans la peinture allemande. Car il est certain que l’Allemagne qui est représentée dans ces films fait écho à celle que dépeint Brecht, ainsi qu’à celle que représentent les peintres de la Nouvelle Objectivité allemande, à savoir, entre autres, Georges Grosz, Otto Dix et Max Beckman, dont les thèmes et l’iconographie sont proches de ce que l’on peut voir chez certains cinéastes, que cela soit la grande ville, la débauche, l’alcool, le sexe. Certains types de personnages sont récurrents à la fois sur la toile et sur l’écran; par exemple, le personnage type du gros vicelard ventru qui, parce qu’il a du fric plein les poches, peut se permettre d’entretenir une maîtresse, une prostituée, une actrice ou une danseuse.
Le théâtre, la peinture et le cinéma font tous les trois le constat suivant : l’Allemagne est au bord du gouffre. Si des êtres comme Mabuse (Fritz Lang) et Loulou (Pabst) peuvent mettre à mal tout l’équilibre d’un monde, d’une société, c’est qu’ils profitent du fait que cette société ne tienne pas vraiment sur ses pattes. Le génie d’un Lang quand il fait M le maudit, c’est de prendre un fait divers, certes on ne peut plus grave, afin de nous montrer l’état d’un pays au bord du gouffre. Dans Mabuse et dans Loulou, nous sommes plongés dans un monde décadent. Ce ne sont qu’alcool, fêtes illégales, jeux d’argent, jeunes beautés périssables, bourgeoisie vacillante en mal de sensation. La rupture est proche.
Mabuse et Loulou sont ceux par qui le scandale arrive. Autour d’eux s’entassent les cadavres. Consciemment ou inconsciemment, leur existence représente un danger pour la société dans laquelle ils vivent. En cela, ils sont un pur produit du cinéma de cette période, car ils sont eux aussi, à leur façon, des Nosferatu, des Golem. Eux aussi sont des monstres. La blancheur et la lumière de Loulou, son rayonnement, sont un danger, et ce au même titre que l’ombre se déployant sur la ville dans le Faust de Murnau. Ils perpétuent cette croyance selon laquelle un individu possédant des pouvoirs maléfiques va corrompre et empoisonner le monde de l’intérieur.
Mabuse est donc celui que l’on redoute, cette chose indéfinie que l’on craint justement à cause du mystère qui l’entoure. Mabuse est celui qui, dans ce monde industriel et soi-disant moderne, ravive les pires superstitions, et nous rappelle que nous ne sommes que des animaux apeurés courant dans le néant. Quel est cet être qui peut prendre comme cela le contrôle de nos esprits et nous fait ainsi agir selon sa volonté ? Quel est cet être qui a choisi d’infiltrer les milieux du jeu clandestin, c’est-à-dire d’œuvrer justement là où le vice s’est installé ? De son côté, Loulou est celle qui brille dans la nuit. Elle est celle qui attire de façon irrésistible le vicelard patenté et met à mal par sa puissance sexuelle le monde bourgeois et ses conventions on ne peut plus vacillantes.
Mabuse et Loulou sont au centre des choses. Le monde gravite autour d’eux. Mabuse ayant volé des documents confidentiels est alors en mesure de faire la pluie et le beau temps sur les cours de la bourse. Déguisé, comme toujours, il est au centre des boursiers, calme, impassible, regardant s’affoler les courtiers : il est celui qui a le contrôle. Il est en hauteur, tel un roi qui trône légèrement en retrait afin de contempler son œuvre, ce dont il est responsable. Mabuse triomphe. Ces boursiers, qui font la pluie et le beau temps, s’agitent comme des insectes grotesques à cause de lui. Il a d’une certaine façon droit de vie et de mort sur le marché, sur l’économie, sur cet équilibre fragile qui menace à chaque instant de rompre et de plonger dans le chaos toute la société. Loulou est quant à elle au centre des choses en tant qu’elle est lumière et pur désir. Autour d’elle s’agitent les hommes. Il faut voir le nombre incalculable de fois où on la touche, où on l’enlace, avec plus ou moins d’élégance. Loulou ne se défend même plus, ne repousse pas les multiples assaillants qui sont comme hypnotisés par ce pur appel de la chair. Loulou accepte cela car elle sait que c’est une fatalité, que tel est son destin et que rien ne pourra le changer. Elle sait qu’elle est condamnée, et marche vers la mort. Mais elle sait aussi que cela est un pouvoir qui lui permet d’avoir un tant soit peu l’illusion de contrôler ce qui l’entoure.
Ces personnages que nous voyons vont donc se diriger avec une logique implacable vers la folie ou vers la mort. Mais ce ne sont pas des personnages comme les autres : ce sont des êtres exceptionnels qui déploient un magnétisme qui annihile ceux qui les entourent. Le docteur Mabuse, sous divers déguisements, fréquente les cercles de jeux clandestins et, grâce à un don pour l’hypnotisme, arrive à contrôler le cerveau de ceux avec qui ils jouent, et peut alors tranquillement s’octroyer les gains. Mabuse, par son regard et diverses formules obscures, contrôle les réactions des hommes, leur fait prendre une voie qui n’a pour but que de servir ses propres intérêts. Il est donc celui qui contrôle les destinées, et ce consciemment, considérant que dans une société décadente, sans valeur, certains hommes d’exception sont en droit de s’approprier la vie d’autrui au nom d’une idée supérieure. Lorsque l’on demande à Mabuse ce qu’il pense de l’expressionnisme, celui-ci répond qu’il considère cela comme un jeu. Selon lui, tout, dans la société, n’est que jeu ; rien n’a d’importance. Les innovations, qu’elles soient artistiques ou pas, ne sont que des enfantillages, des passe-temps minables que méprise un individu supérieur tel que lui.
Mabuse est le grand ordonnateur du chaos. Il est l’homme supérieur, l’homme qui joue avec les destinées humaines. L’homme supérieur répond à une logique supérieure. Les coups qu’il met en place sont d’une incroyable intelligence. Il ne laisse rien au hasard. Tout est calculé à la seconde près, tel un mécanisme parfait, bien huilé. L’intelligence supérieure, c’est une intelligence qui nie les sentiments humains les plus simples, c’est une intelligence froide qui n’est que calcul. Mabuse ne vise que la finalité. Tous les moyens mis en œuvre servent cette cause finale. Il se doit d’être l’homme sans faille et il attend de ses collaborateurs la même intelligence, la même froideur. D’où sa colère en voyant que l’un de ses assistants prend de la cocaïne. La drogue trouble les cerveaux, les perceptions. Elle est donc à bannir, car quiconque veut jouer avec les destinés se doit d’être le plus lucide possible. De même, la jeune femme qui est éprise de lui n’a que ses yeux pour pleurer. Mabuse ne lui accorde aucun regard, et lui passe un savon alors qu’elle pleure face à lui car, étant en retard pour sa mission, elle risque de mettre à mal le plan d’ensemble dont elle est un des rouages. Mais lui qui souhaite être plus qu’un homme et se distinguer ainsi de cette affreuse masse grotesque que sont les autres, ne peut échapper aux sentiments premiers et communs à tous. C’est parce que Mabuse tombe amoureux de la comtesse que la parfaite machine huilée qu’est l’organisation de son existence se met à battre de l’aile. Lui qui souhaiterait avoir la maîtrise totale est pris par des sentiments qu’il ne peut contrôler et dont il ne peut se défaire. Parce que la banalité humaine pointe le bout de son nez, l’incroyable machination machiavélique de Mabuse n’a alors que peu de temps à vivre.
Loulou a elle aussi, à sa façon, un pouvoir hypnotique, une capacité à exercer une emprise sur ceux qui l’entourent, et plus particulièrement sur les hommes. Son charme, sa beauté, son pouvoir érotique sont ce qui fait sa force, mais ce qui la mènera aussi à sa perte, à son anéantissement. Bien sûr, un film comme celui-là n’aurait jamais été possible sans le magnétisme extraordinaire de la sublime Louise Brooks, dont l’interprétation contribue à faire de Loulou le chef-d’œuvre de Pabst, cinéaste par ailleurs assez inégal. Car Louise Brooks a des épaules, Louise Brooks a un dos, des mollets, ainsi que des bras que ne cessent de serrer tous ces hommes qui l’entourent. Elle crève l’écran, telle une lumière dans la nuit sur laquelle viennent se carboniser ces misérables insectes que sont les hommes.
Le docteur qui décide finalement d’épouser Loulou sait parfaitement qu’il court au suicide. Il en a conscience et le dit par ailleurs clairement au moment de prendre cette décision. Il sait qu’il est fou de cette femme, qu’il ne peut vivre sans elle, mais qu’elle va, et ce malgré elle, l’anéantir. La scène qui précède cette décision révèle à quel point l’emprise qu’a Loulou sur cet homme est arrivée à un point de non-retour. Alors qu’il a décidé de se marier avec une femme tout ce qu’il y a de plus convenable, le docteur se rend avec sa future épouse au spectacle de music-hall dans lequel joue Loulou. L’apercevant avec cette femme, Loulou pique alors une pure crise de jalousie, refusant de monter sur scène, et mettant du coup à mal la cohésion du spectacle. Le docteur décide alors d’aller lui parler et de la raisonner. Il la trouve dans une loge, en costume de scène, allongée, pleurant de colère et de tristesse. Mais dans la position où elle est et dans le costume qu’elle porte, Loulou est avant tout incroyablement désirable. Allongée sur le ventre, son dos est quasiment nu. Le docteur assis sur le fauteuil est comme assommé par ce qu’il voit, par cette femme. Loulou tapant des pieds avec colère, dévoile malgré elle ses mollets que le docteur contemple, comme fasciné, avant d’éclater de rire, comprenant que ce corps de femme qui s’agite face à lui l’a totalement envoûté. Il ne peut que l’épouser, tout en ayant conscience de la folie d’une telle entreprise. Cette scène est un pur chef-d’œuvre de mise en scène et un parfait exemple de la complicité qui a pu unir Pabst et Louise Brooks. À travers le mouvement frénétique de charmants mollets dénudés, Pabst et Brooks ont réussi à faire ressentir toute la puissance érotique de cette femme, et comment ce charme est une malédiction pour elle et pour les hommes, une malédiction à laquelle il est impossible de résister.
Une scène dans Loulou fait inévitablement, l’espace de quelques instants, penser à Mabuse. Alors qu’elle est jugée pour avoir tué l’homme qu’elle venait d’épouser, Loulou doit affronter le verdict. Debout dans le box des accusés, elle fixe d’un regard impressionnant le juge qui doit prononcer la sentence. Dans ce moment désespéré, afin de reculer un verdict qui ne peut qu’être fatal, Loulou essaye donc de faire du charme, imaginant on ne sait quoi. Ce réflexe instinctif, ce réflexe de survie, est révélateur de ce qu’est la nature première de cette femme : une séductrice. Dans ce regard qui espère on ne sait quoi, il y a quelque chose de grotesque (comment peut-elle penser qu’elle pourra changer quelque chose à ce qui ne peut qu’advenir ?), et quelque chose qui se révèle être un pur instinct animal. À voir la tête du juge, on comprend qu’elle a réussi à l’ébranler, qu’elle ne l’a pas laissé indifférent. Mais elle échouera. Car Loulou est en fait un petit animal faible. Elle évolue dans un univers hostile. Elle n’a ni griffes, ni dents pointues : elle n’a que son charme, son magnétisme et sait qu’il est l’unique chose qui lui permet de se défendre ici-bas. À travers ce regard, et à la façon de Mabuse, elle cherche à prendre le contrôle d’une âme humaine, à l’hypnotiser afin de servir ses intérêts, afin de tout simplement sauver sa peau.
Ce que l’on appelle le cinéma expressionniste allemand n’est donc pas qu’une histoire d’esthétique et d’expérimentations formelles. À l’image de la peinture et de tous les autres arts de cette époque, il est le reflet de la société et d’un certain état d’esprit propre à la culture allemande. Beaucoup de ces films mettent en scène des personnages ambigus et maléfiques qui semblent jouer avec l’existence d’autrui. Comme le dit Lotte H. Eisner dans L’Écran démoniaque : «Ainsi se trouve provoquée l’éternelle attirance vers ce qui est obscur et indéterminé, vers cette réflexion spéculative et ruminante appelé « Grübelei » qui aboutit à la doctrine apocalyptique de l’expressionnisme.»
Murnau, entre épouvante et persécution
Les images de Murnau, véritables tableaux vivants, oscillent entre vagues d’ombres dévorantes et clartés joyeuses ; plans chorégraphiés avec une rigueur d’une inventivité mirobolante, le cinéma de Murnau transfigure le réel en une poétique de l’objet et des visages. Poétique qui baigne inlassablement dans l’angoisse qui s’exhale de ses films fantastiques (Nosferatu) comme proprement sensuels (Tabou) ; la menace invisible, démesurée pèse sur des personnages ardents et joyeux, fine alchimie qui fait de Murnau le cinéaste de la fougue…
L’angoisse… despotique
Un film de Murnau c’est l’osmazôme du cinéma, son huile essentielle, la succulence développée et réduite en une goutte : en bref, un concentré de cinéma acide qui fait se trémousser nos peurs les plus atroces. Nosferatu : un nom aux résonances terrifiantes. À l’inflexion infernale du mot se superposent les images sulfureuses d’une silhouette qui colle des frissons : les grandes dents-guillotines du vampire, ses ongles longs, racornis, son ombre qui se répand comme de l’encre sur les draps blancs de la tendre vierge, et puis… c’est déjà trop tard ; les yeux de Nosferatu flambent, et ses dents souillées entament le cou d’Ellen. L’absence de la parole confère aux images ce statut équivoque, menaçant, détonant même dans son universalité : ces plans font écho à une imagerie aux soubassements lugubres et partagés. Entre la noirceur des Carpates et la nuit meurtrière de la scène finale de Tabou (le dernier film du cinéaste) gît cette même angoisse constitutive du cinéma de Murnau. L’angoisse chez le cinéaste est intimement liée à la question de la loi : c’est sous le poids d’une malédiction diffuse et inaliénable que les deux amants de Tabou s’exilent dans l’île de Bora-Bora. C’est principalement lorsque l’obligation est vécue sur un mode non plus autonome mais hétéronome que les amants se réveillent à leur destin et se cabrent contre la loi inique. Cette pression terrible de l’imprécation dans Tabou passe par une esthétique brute du surgissement. L’exil des amants est scandé par l’apparition nocturne du vieillard porteur de la loi morale ou par la vision du requin-gardien de la perle sacrée, dans une eau noire et agitée : apparitions brutales et fugitives qui suffisent à convaincre de la férocité de la loi.
Martyre et sacrifice
Car Murnau aime à dépiauter cette relation despotique qui assujettit la singularité au collectif : en témoigne littéralement cette masse d’automobiles prompte à écraser le drôle de couple de L’Aurore. Plus qu’une réflexion sur la dialectique homme/société, il s’agit de cerner le socle mouvant des rapports de force à l’œuvre dans la famille aussi bien que dans l’ordre social. Le Dernier des hommes est à cet égard exemplaire : une fois dépossédé de son costume de portier, le vieil homme se meurt à petit feu, humilié par les clients de l’hôtel comme (ironiquement) par les pauvres de son quartier. De la même façon, l’héroïne de La Bru lutte désespérément contre un beau-père tyrannique jusqu’à capituler sous les brimades : les héros de Murnau sont comme pris dans un étau qui les broie. En filigrane, se profile le thème de la persécution car les personnages sont souvent accusés de semer le désordre par une instance toujours illégale, hors-la-loi : le beau-père martyrise sa bru, les Tahitiens de Tabou sacrifient une jeune femme pour le maintien de leur bonheur, quant aux commères du Dernier des hommes, elles ricanent de l’un des leurs. Ce processus de cruauté infligé avec acharnement sur des héros dépassés, s’exprime jusqu’à la tenue du corps des acteurs : corps voûtés et lourds comme du plomb qui se traînent plutôt qu’ils ne se déplacent. Rappelons-nous les deux Marguerite de Faust : la première légère et sautillante, la seconde prostrée, coupable et livide. Le héros quasi meurtrier de L’Aurore avance lentement, les épaules rentrées, les bras en avant sous le poids de la pensée pécheresse. Quant à la belle Reri de Tabou, si gaie et amoureuse, elle n’en sera que plus résignée et accablée dans la soute du petit navire qui l’embarque vers l’enfer.
Ainsi, seul le désir de transgression parvient à faire passer, un temps, le goût amer de l’angoisse. Griserie d’un Faust redevenu jeune et alerte, joie des amants de Tabou entre chansons et baisers, quelques moments de répit pour d’infinis malheurs : car la mer déchaînée ou l’ombre démesurée de Nosferatu ensevelissent les plus jolies promesses de vie.
L’héritage expressionniste
L’impact de l’esthétique expressionniste ne s’est heureusement pas limité au territoire allemand et à une époque bien définie historiquement : l’entre-deux guerres. Du prestigieux Hollywood des Studios des années 1940 aux réalisateurs contemporains en marge d’un système (Dario Argento, Tim Burton, David Cronenberg), l’expressionnisme allemand n’a jamais cessé de nourrir les genres (film noir, thriller, drame psychanalytique, film fantastique et d’horreur) et les réalisateurs d’horizons très différents. L’avènement de ce courant aux États-Unis est aussi dû à des raisons historiques – l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 et le début de la Seconde Guerre mondiale – qui ont poussé bon nombre de réalisateurs européens (et surtout germanophones) à migrer de l’autre côté de l’Atlantique. C’est notamment le cas de Billy Wilder et d’Edgar G. Ulmer (Autriche), de Fritz Lang (Allemagne) ou encore d’Alfred Hitchcock (Grande-Bretagne) et de Jacques Tourneur (France). Même si d’autres réalisateurs européens se sont déjà installés à Hollywood quelques années avant l’embrasement de l’Europe (l’Anglais James Whale, l’Allemand Ernst Lubitsch et l’Autrichien Josef von Sternberg), force est de constater que le milieu des années 1930 et surtout le début des années 1940 sont synonymes de renouvellement esthétique et de l’avènement de nouveaux genres.
Les apports de l’expressionnisme (la géométrie du décor, les clairs-obscurs très prononcés, le symbolisme) marquent déjà quelques grands succès commerciaux au tout début du parlant comme par exemple Frankenstein de James Whale. Réalisée en 1931, cette œuvre – qui pourra à tort sembler un peu datée pour certains – est pourtant un magnifique condensé de ce que l’expressionnisme offrira dans les décennies à venir. Outre les symboliques sexuelles évidentes (ambiguïté des rapports entre le professeur Frankenstein et sa créature elle-même surpuissante), la mise en scène de James Whale sait mettre en valeur la monstruosité du visage de la créature (un front protubérant qui cache le regard, des joues très creusées). Dans la trame narrative même du film, on retrouve une thématique liée à l’expressionnisme allemand du début des années 1930 : le lynchage public dont est victime la créature parce qu’elle est avant tout différente des humains fait écho à cette justice arbitraire dénoncée dans M le Maudit de Fritz Lang (également réalisé en 1931) alors métaphore d’une prolifération de l’antisémitisme. Cet état de crise morale propre à l’Allemagne du début des années 1930 (misère, chômage, racisme, désir de revanche) se retrouve aussi dans une œuvre de John Ford, Le Mouchard, réalisée en 1935 et qui marqua le premier grand succès critique du réalisateur. Le titre, très explicite, conte la mésaventure d’un miséreux qui dénonce son ami recherché par la police pour obtenir la récompense promise par la police. Encore une fois, nous restons dans le domaine de la délation sur fond de misère sociale et intellectuelle. Le budget dérisoire du film contraint Ford à abandonner tout projet de tourner en décor naturel. Du coup, quelques ruelles de Dublin sont reconstruites en studio et l’on s’accommode de la brume et d’une ambiance nocturne pour cacher la modestie des décors. La contrainte budgétaire devient alors un atout.
À partir du début des années 1940, l’influence de l’expressionnisme allemand s’impose dans le « film noir », une expression que l’on emploie a posteriori pour parler d’œuvres sombres aux ingrédients récurrents (suspense, flash-back, voix off, femme fatale), qui s’accommode d’une esthétique privilégiant sans cesse les clairs-obscurs, les ombres portées et les lignes obliques pour permettre au spectateur d’identifier la géométrie du film qui s’interroge sur les variations du mal. L’une des premières œuvres du genre est, d’après de nombreux théoriciens, Le Faucon maltais de John Huston, réalisée en 1941. D’autres cinéastes en feront par la suite une de leurs spécialités, que ce soit Howard Hawks (Le Port de l’angoisse en 1945, Le Grand Sommeil en 1946) mais surtout les réalisateurs allemands ou autrichiens fraîchement débarqués à Hollywood. Parmi eux, Edgar G. Ulmer (Détour en 1945 puis Le Démon de la chair en 1946) a grandi à bonne école : premier assistant réalisateur et chef décorateur sur Le Dernier des hommes de Murnau (1924), chef décorateur sur M le Maudit de Fritz Lang (1931), scénariste sur Tabou de Murnau (1931), il s’est inspiré de ces expériences diverses avec les grands noms de l’expressionnisme pour nourrir son cinéma d’une ambition esthétique trop longtemps ignorée où la notion de « film noir » est pourtant portée à son paroxysme (fatalité du destin, vision très pessimiste du monde). Mais il y a également Billy Wilder et son fabuleux Assurance sur la mort (1944), Robert Siodmak avec Deux mains, la nuit (1945) dont le thème – un tueur en série assassine des jeunes femmes infirmes – s’accommode des clairs-obscurs pour rendre encore plus sombre cette histoire sordide, Carol Reed et son Troisième Homme (1949) où la célèbre scène finale nous montre un Orson Welles traqué par la police et qui tente de s’enfuir par les égouts sinistres de la ville. Mais bien évidemment, l’un des maîtres du genre ne pouvait être que l’un des piliers de l’expressionnisme allemand, à savoir Fritz Lang qui, de son premier film américain (Furie en 1936 sur le lynchage d’un prisonnier) au dernier (La Cinquième Victime en 1956) n’aura de cesse d’explorer autant de thèmes liés à la faute, la rédemption tout en dénonçant le cynisme des foules toujours prêtes à succomber aux populistes. Celui qui, de Metropolis à M le Maudit, dépeignait une Allemagne au bord de l’implosion en proie aux pires démons, comprit le danger que représentait l’arrivée au pouvoir d’Hitler et choisit de migrer vers la France (où il réalisa l’inégal Liliom avec Charles Boyer) avant de s’installer pour deux décennies aux États-Unis.
La dualité induite par l’esthétique expressionniste (ce jeu entre le noir et le blanc, entre l’ombre et la lumière) trouve une nouvelle résonnance avec le développement de projets nourris de symboles psychanalytiques. Fritz Lang, une nouvelle fois, s’illustre brillamment dans le domaine avec Le Secret derrière la porte (1945) mais c’est probablement à Alfred Hitchcock que l’on doit le film le plus emblématique : La Maison du Dr Edwardes (1944) où une séquence de rêve supervisée par Salvador Dalí lui-même rapproche de manière efficace surréalisme et expressionnisme. L’esthétique expressionniste qui, jusqu’ici, relayait souvent un propos politique, devient une mine de symboliques sexuelles qui permettent à Jacques Tourneur de réaliser un chef-d’œuvre sur la pulsion refoulée (La Féline, 1942) ou encore à Charles Laughton, lors de son unique réalisation, de dépeindre une Amérique malade de son puritanisme (La Nuit du chasseur, 1955). L’une des scènes les plus réputées du film se déroule dans la chambre du couple improbable que forment Robert Mitchum (le faux pasteur illuminé et tueur en série) et sa nouvelle proie, Shelley Winters : la chambre a été entièrement reconstruite en studio pour lui donner une architecture gothique. Les lignes obliques y sont démultipliées et l’éclairage de la pièce dessine très nettement les zones d’ombres et de lumière. Critique de la duplicité d’une certaine population américaine sujette à croire les discours religieux les plus manichéens sur la notion de bien et de mal, La Nuit du chasseur joue des contrastes les plus forts avec une rare habileté au point de lui conférer une place toute particulière dans l’histoire du cinéma. L’esthétique expressionniste devient peu à peu synonyme de schizophrénie. Orson Welles, cinéaste shakespearien par excellence avec Macbeth et Othello, exploite cette thématique en adaptant le complexe Procès de Kafka. L’absurde tragique du livre est exacerbé par des décors rigides et menaçants, des clairs-obscurs qui flattent la paranoïa du personnage principal. Symbole d’une menace extérieure (notamment dans le film noir), l’expressionnisme renvoie tout autant aux démons intérieurs au point de brouiller symptomatiquement la frontière intérieur/extérieur, de déréaliser le rapport aux autres. Cette tendance se retrouve autant dans le cinéma de nos contemporains, Dario Argento (Inferno et Suspiria qui multiplie les figures géométriques pour dépeindre une atmosphère inquiétante) et encore plus récemment, David Cronenberg qui, avec son trop méconnu Spider, mêlait fantasmes, refoulé et réalité.
En effet, l’influence de l’expressionnisme s’étend jusqu’au cinéma le plus contemporain, chez des réalisateurs dont les préoccupations personnelles correspondent parfaitement aux thématiques tourmentées du mouvement. On pense au cinéma baroque et surdimensionné de Coppola (Dracula, mais aussi Le Parrain ou Apocalypse Now), les œuvres extra-ordinaires (dans le sens premier du terme), peuplées de monstres fabuleux de Tim Burton (Batman, mais également Sleepy Hollow ou Edward aux mains d’argent) et les visions futuristes d’un Ridley Scott (Blade Runner, Alien le huitième passager). Si le contexte historique est tout à fait différent de celui qui inspira les Fritz Lang, Murnau et autres Pabst, l’esthétique de ce cinéma des années 1980-90 tire directement sa source de l’expressionnisme.
À commencer par les décors : comment ne pas penser à la ville inhumaine de Metropolis devant Blade Runner ? Chez Ridley Scott comme chez Fritz Lang, le monde du futur compose géographiquement les inégalités sociales : les bidonvilles sont sur la terre ferme, tout en bas, au milieu des ordures et de la criminalité la plus atroce. Dans des cieux inaccessibles pour la populace sont cloîtrés les nantis, ceux qui dirigent, tels des démiurges dont on ne peut jamais voir le visage. Pour ceux d’en bas, le futur n’a pas d’avenir : ils vivent dans un éternel présent, lobotomisés par les rêves impossibles d’ascension vers le haut, par des publicités ininterrompues vantant la beauté de « l’autre monde ». Pour souligner cette barrière sociale infranchissable, Ridley Scott a recours à des contre-plongées vertigineuses sur la ville, comme Tim Burton ou Coppola le feront quelques années plus tard dans leurs Batman et Dracula respectifs, l’objectif étant clairement de montrer l’infinité du précipice, celui qui sépare les hommes « normaux » des autres.
Car c’est bien d’anormalité dont il s’agit, et ce cinéma en décline toutes les formes : la démesure d’abord, avec des décors gigantesques, comme l’immense pyramide centrale de Blade Runner, trônant dans la ville comme un temple maya, la salle à manger de Bruce Wayne dans Batman ou le château sans issue de Dracula. Dans ces films, l’espace semble infini, insurmontable et trop vide. L’humanité, trop petite, y a perdu sa place, comme condamnée par des forces qui la dépassent à ne plus avoir de prise sur sa propre vie. L’univers expressionniste est ainsi peuplé de créatures inhumaines : ce sont les vampires assoiffés de sang de Dracula, les robots tueurs de Blade Runner ou le Joker de Batman, sorte de marionnette dont on aurait coupé les ressorts et figé le seul sourire qui exprimât la cruauté. Pour accroître cette sensation d’étrange et d’inquiétude permanente, les cinéastes l’ont abordé du côté de la peur primitive de l’homme : le noir. Presque aucune scène n’a lieu dans la journée ; d’ailleurs, dans Blade Runner et Batman, il est à peine possible de voir le ciel tant l’acier et le béton semble l’avoir recouvert. L’obscurité qui s’étend sur le monde est le domaine privilégié des forces obscures ; elle se nourrit du bourbier, d’une atmosphère glauque et sombre, d’impasses sinistres, de couloirs sans fin : un véritable enfer sur terre. Les couleurs dominantes de ce cinéma sont le noir, le gris et le marron, le blanc étant réservé aux seules créatures innocentes, souvent des femmes, comme la jeune fiancée interprétée par Winona Ryder dans Dracula, ou la journaliste de Batman (Kim Basinger).
À l’instar d’une grande partie du cinéma expressionniste allemand fascinée par les êtres de l’étrange – on pense par exemple au Nosferatu de Murnau –, l’œuvre des Coppola, Burton et Ridley Scott se vit dans le monstrueux : forêts noires et embrumées, longues pièces géométriques qui provoquent des hallucinations, églises gothiques emplies de gargouilles ricanantes, lumières artificielles et aveuglantes, bruits électroniques… L’effroi se transmet aussi par la transformation des individus : le masque en cuir de Batman n’est pas plus rassurant que les cicatrices du Joker ; les robots de Blade Runner sont trop beaux et trop parfaits pour être appréhendés comme tels ; quant à Dracula, les mouvements de son ombre non coordonnés avec ceux de son corps, sa démarche de serpent sont l’expression même de la peur. Et pourtant, dans chacun de ces films, l’inhumain sait se révéler humain : les robots de Blade Runner, créés pour n’avoir que quatre ans à vivre, sont effrayés, comme tout autre individu, par l’idée de la mort ; quant au sinistre comte Dracula, il est aussi capable de verser des larmes sur son amour perdu.
Et si l’expressionnisme, nourri dans le désespoir d’une société de plus en plus cruelle, n’était finalement que la porte la plus extrême ouverte sur l’espoir d’un monde meilleur ?