L’Autre, c’est l’histoire de deux bons films qui ne se rencontrent jamais. L’un chante la rumeur électromagnétique de l’espace urbain et l’autre conte la jalousie parano d’Anne-Marie perdue dans les villes. Sur la base de quel dénominateur commun peuvent s’embrasser le double et le multiple ?
L’Autre s’ouvre sur une très belle série de plans, faite d’instants déconnectés qu’on devine simultanés par la belle nuit urbaine qui les enveloppe tous d’une même nappe orangée. La circulation automobile, que la hauteur aérienne de la prise de vues réduit à des files conjointes de petits points lumineux, rouges d’un côté et jaunes de l’autre, déploie dans l’obscurité la sensualité serpentine de son tracé. Les voies de communication, mises à nue par le montage, se croisent, s’écartent et se rejoignent. La caméra de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic redescend vite sur terre, en ville, pour capter à une autre échelle la grande danse des ondes électromagnétiques. Éclairages publics, feux de signalisation, surfaces d’affichages, écrans d’ordinateur et téléphones portables, se succèdent comme pour passer au crible tous les carrefours de l’information. Ce grésillement généralisé trouve son écho sur la bande son, grignotée elle aussi par une multitude d’insectes électroniques, artefacts sonores fourmillants et ponctuels. Ces premiers instants déconnectés ne nous montrent rien d’autre que de la connectique, du conduit. La ville, royaume des interférences, est ce réservoir gavé de signes où chacun d’entre eux, émis dans le noir, est renvoyé illico à sa propre solitude. Après avoir tissé cette belle pelote de trajectoires aléatoires, le film change encore une fois d’échelle et nous convie en intérieur. C’est là que les problèmes et le récit d’Anne-Marie commencent.
Quand Anne-Marie (Dominique Blanc), frôlant la cinquantaine, décroche son téléphone mobile et donne rendez-vous à son petit ami Alex (Cyril Gueï), jeune homme, c’est dans le but de rompre avec lui. Mais la rupture n’est pas propre : du désir, de l’affection restent sur les bords et les deux amants continuent à se voir. Un jour Alex lui apprend qu’il a rencontré une autre femme et souhaite prendre ses distances. Anne-Marie, qui l’avait au préalable encouragé sur cette voie, se rétracte quand elle découvre l’attirance d’Alex pour les femmes mûres : sa rivale a le même âge qu’elle. La différence d’âge n’était donc pas la qualité singulière et unique de sa relation avec Alex. Elle se sent remplacée. Petit à petit, sa perception du réel se détraque, son souci d’en savoir toujours plus sur sa rivale vire à l’obsession. Elle finit par voir surgir un double d’elle-même dans les rames de métro et autres surfaces réfléchissantes.
Il y a, dans L’Autre, une attention portée aux frémissements électroménagers de nos sociétés contemporaines qui, tout d’abord, réjouit. Le téléphone portable est dégainé en préambule de toute rencontre. L’écran de télévision garde un œil sur ceux qui la regardent. Les caméras de surveillance balaient les halls des immeubles. Des détecteurs quadrillent l’espace domestique et repèrent le moindre dysfonctionnement, la moindre intrusion. Tout un appareillage se décline au rythme de l’histoire d’amour contée et l’accompagne dans sa dégradation. Non content de cela, L’Autre fait de la banlieue son territoire – qui tend de plus en plus à devenir un territoire universel. Il se déroule au cœur de cette ceinture nouvelle des villes, faites de tours habitables, de centres fréquentables, et des voies de communication qui les relient. Le centre commercial sert de lieu de rencontre. On fume une clope sur le toit de Rosny 2. On prend le 114 et la ligne A du RER. Encore du code, encore des sigles. La banlieue est cet univers des chiffres praticables, des itinéraires qui mènent de A à B. Le numérique haute-définition donne à ce cinéma la possibilité d’intégrer organiquement ces images domestiques, fonctionnelles, ces images-sigles qui tournent sans cesse autour de nous, sans s’y noyer. Sa sensibilité donne à voir le halo de l’éclairage urbain, sa lueur synthétique, la déchirure des néons dans la nuit, tels que la pellicule n’avait jamais pu les rendre.
Mais cette face urbaniste de L’Autre forme presque un film en soi, pas si menaçant, pas si hostile – tant mieux ! – et qui dialogue mal avec la dérive d’Anne-Marie. Le grouillement des dispositifs d’information et de surveillance d’une part, la psychose paranoïaque d’une femme de l’autre paraissaient pourtant présenter une certaine adhérence : l’éclatement de l’image, ses déclinaisons infinies qui la décollent de l’individu et lui créent un double incontrôlable et démoniaque. En fait, on a l’impression que la première face se tient sagement spectatrice de l’autre : l’univers des signes enveloppe le drame d’Anne-Marie, lui donne son clignotement comme décor, mais ne vient que bien rarement fourrer son code dans sa logique psychologique à elle. Si bien qu’ils glissent côte à côte, comme les deux rangées de phares des premiers plans, sans déboucher sur la collision attendue. Si la technologie sert un temps d’expédient à Anne-Marie pour soulager sa jalousie et son impérieux désir d’en savoir toujours plus (elle trouve sur internet les coordonnées de sa rivale), elle n’en devient pas pour autant un agent pathogène qui facilite la contamination du réel par l’obsession de l’héroïne.
Ainsi, rien de nouveau dans la cyber-jalousie. Le double, c’est toujours la position qu’on ne peut plus occuper, l’extension virtuelle de soi dans un présent révolu qu’on aurait voulu ne jamais quitter et qu’on ne peut plus que haïr. Inversement : la psychose d’Anne-Marie influe sur sa propre perception de la réalité, mais n’aura à terme d’autre effet dans le réel que de la conduire à se donner un coup de marteau sur la tête. Son mal fonctionne en circuit fermé, rien ne lui échappe totalement qui ne lui retombe finalement dessus. Dès lors, cette rumeur menaçante de l’environnement, dans sa multiplicité éclatée, ne remplit rien d’autre que le rôle du chien tenu en laisse, qui gronde mais ne mord jamais. Le Perfect Blue de Satoshi Kon, dernier chef‑d’œuvre en date du genre, avait su pousser plus loin la porosité des univers intérieur et extérieur, par une circulation de signes proprement confondante qui franchissait allègrement la frontière des perceptions de son héroïne. Cette porosité était permise par la matière du cellulo, comme pourrait le permettre celle de la vidéo numérique. Il faut dire, en sus, que Perfect Blue ne s’encombrait jamais de tics impressionnistes.
La retenue frustrante du film, sa sagesse relative, tiennent beaucoup à l’échec de sa pente fantastique. La jalousie d’Anne-Marie est posée d’emblée, si bien qu’on ne doute plus par la suite que toutes les perturbations qu’elle subit ne proviennent de cette seule et unique cause. À aucun moment il ne nous est permis d’hésiter entre un dérèglement de ses perceptions et une manifestation surnaturelle de l’extérieur. Dès lors, les apparitions de son double narquois, aussi imprévisibles soient-elles, n’en conservent pas moins leur caractère circonscrit – à une psyché – et ne suscitent par conséquent aucune forme d’inquiétude. Les forces pulsionnelles en jeu sont clairement identifiées et, si elles sont facilitées par le ferment paranoïaque de la surveillance, ne tirent jamais de l’extérieur autre chose que l’apparence d’une menace jamais réalisée. La progression du personnage dans la folie ne peut plus avancer que de manière bancale, dans un faux rythme fait d’à‑coups pas si fulgurants, de surplace et de redites. Quand Lars, un ami d’Anne-Marie, lâche au détour d’une scène : « Le problème avec le surnaturel, c’est un problème d’emploi du temps », on ne peut s’empêcher d’acquiescer.