Le vertige que provoque encore le visionnage de Perfect Blue vingt ans après sa sortie est sidérant. Il ne s’agit pas seulement d’un écho lointain de l’impact initial du film, qui reste encore perceptible bien au-delà de l’archipel. Revoir le premier film de Satoshi Kon en 2018 est surtout l’occasion de se rendre compte à quel point ce jeune réalisateur était alors visionnaire : au sein d’un thriller hitchcockien brillant, le tourbillon métaphysique qu’il installe peu à peu embrasse pleinement les peurs engendrées par la virtualisation des rapports sociaux, tout en ne se limitant jamais à un simple discours. Perfect Blue n’est en fait rien d’autre qu’une des premières matérialisations, et une des plus brillantes, de ce qui se joue avec l’imaginaire au XXIème siècle.
Anime hitchockien
Le film débute sur une scène hors de propos de super sentai, avant de révéler, par un élargissement du cadre, un public qui assiste à la représentation d’un spectacle. Puis, par un changement d’axe, nous découvrons ceux qui filment ce spectacle. Avant même que le film ne démarre véritablement, l’image filmée est ainsi montrée comme telle, selon ses trois composantes : un contenu (quel qu’il soit), un point de vue (qui définit notamment un cadre), et un regard. Puis un nouveau pas de recul est fait. Toute cette scène se révèle être un flashback : il s’agit d’un souvenir de Mima, le personnage principal. Loin d’un simple artifice, cette introduction révèle ce qui restera constant pour tout le cinéma de Satoshi Kon : tout, chez lui, n’est qu’image mentale.
Le point de vue est donc celui d’une jeune chanteuse membre d’un girls band tout ce qu’il y a de plus japonais, qui décide d’abandonner sa carrière pour devenir comédienne. Peu après sa décision, elle découvre un blog tenu par un inconnu, dans lequel sa vie est racontée jusqu’au moindre détail, tandis qu’une série de meurtres commence à décimer son entourage. Le coupable semble tout désigné : un fan taciturne au regard inquiétant, qui semble la suivre partout. Mais il ne faut pas longtemps avant qu’elle ne se demande si elle ne serait pas elle-même la tueuse. Avec ses retournements de situation, ses dérives paranoïaques, ses explosions de violence et ses scènes à double fond, le film évoque ouvertement le cinéma de Brian De Palma. On pense également à Lynch, notamment à son Lost Highway, que ce soit pour le point de départ du film, le personnage inquiétant qui poursuit Mina caméra au poing, ou encore les changements de visage des personnages. La principale différence tient au fait que l’intrigue peut à l’arrivée s’expliquer, le point de vue de Mima permettant de ramener les événements surnaturels au statut d’hallucinations. Pour tout ceci, Perfect Blue s’impose ainsi comme un thriller de très haute tenue à l’intrigue parfaitement ficelée. Mais il est encore bien plus que cela, car toute la complexité du cinéma de Satoshi Kon s’y affiche déjà dans toutes ses composantes.
« De la fiction naît la réalité. »
Il s’agit là d’une des dernières répliques de l’ultime film de Satoshi Kon, Paprika. Cette phrase éclairante pour tout son cinéma permet de recentrer l’analyse sur ce qui intéresse le cinéaste : la manière dont la fiction matérialise des enjeux humains. Les événements sont ici vus par Mima, et se remplissent peu à peu de signes. La comédienne, cela a été dit, en arrive à se projeter comme la meurtrière potentielle. Or ce sont les raisons même de cette tentation qui sont le cœur de toute cette histoire. Revenons sur la situation de départ. Mima est une chanteuse pop à succès, livrée au regard de spectateurs majoritairement masculins qui l’idolâtrent en tant qu’icône féminine infantilisée, et faussement désexualisée. Cette image ne lui convenant plus, elle décide d’en changer pour adopter un nouveau statut, celui d’une comédienne dont le métier est d’exprimer des émotions variées. Quitte à s’exposer au regard des autres, ce sera comme jeune femme adulte, et non plus comme une enfant. Mais très vite, les hommes en charge de sa carrière traduisent ce passage à l’âge adulte par une sexualisation à outrance, en ramenant Mima à l’image d’un corps livré au regard et au désir des hommes. Pour survivre dans cette nouvelle carrière, la jeune actrice en arrive même à devoir accepter de jouer une scène de viol. Cette séquence est centrale dans le film, et constitue l’une des clés de Perfect Blue. Ce viol a beau ne pas avoir lieu, puisqu’il s’agit uniquement d’une scène fictionnelle d’un film dans le film, il n’en demeure pas moins insoutenable. La distance avec laquelle il est réalisé et regardé accentue encore son horreur par sa banalisation : puisque c’est faux, cela devrait être anodin. La scène est, encore une fois, montrée au travers de toutes ses composantes : contenu, point de vue, regard. Nous assistons ici à la production d’une image divertissante qui a pour but d’être consommée à grande échelle. Or cette image est extraite avec violence d’un être, sans son réel consentement, afin de partir nourrir un flux télévisuel continu, aux côtés des super sentai.
Mima est donc, que ce soit comme chanteuse ou comme comédienne, toujours réduite à l’image d’un corps à découper en plans et à partager. Mais le tragique de la situation se retrouve encore ailleurs : dans son incapacité de se définir autrement. Car il se trouve qu’en coulisse, Mima est une jeune femme solitaire vivant dans un petit appartement, perdu au milieu d’une infinité d’autres petits appartements. Tout au long du film, se succèdent des plans aux compositions anxiogènes, traversés de formes géométriques et de surcadrages. La ville découpe l’espace, sépare ses habitants. Son appartement est surchargé, étouffant. Les seuls contacts sociaux de Mina, autres que professionnels, se réduisent à un coup de téléphone à sa mère (qui n’apparaît jamais dans le film), et aux poissons qu’elle ne parvient même pas à maintenir en vie. En d’autres termes, il n’y a personne d’autre pour voir Mima que ses fans. Satoshi Kon dresse ainsi le portrait d’une jeune femme japonaise de la fin du XXème siècle, avec tout ce que cela implique des difficultés sociales qu’affrontent les habitants des grandes villes, et des hypocrisies que le pays entretient à l’égard de la condition de la femme. Mais là encore, réduire Perfect Blue à un propos unique ne serait qu’en saisir une infime partie.
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C’est après la scène de tournage du viol qu’un double de Mima se matérialise dans son ancienne tenue de chanteuse. Il s’agit de celle qui s’exprime sur ce blog mystérieux, et qui s’adresse à elle via une fenêtre de lecteur vidéo, lui déclarant « la vraie Mima est ici ! ». Surgissant alors de l’écran de son ordinateur, elle ajoute : « à partir de maintenant, je serai sous les lumières, et toi, tu seras dans l’ombre. » Voilà que l’existence physique, réduite à de la simple subsistance, se retrouve coupée de l’existence sociale, qui se déroule désormais en ligne. Cette Mima numérique est collective : ses propos sont le résultat du fantasme de plusieurs personnes (l’auteur, mais aussi ses fans qui expriment leurs envies par mail). La définition de l’identité est désormais modelée par un public anonyme proactif, et soumise à l’approbation de ceux qui décident de mettre à mort ou au contraire d’élever au pinacle la Mima qu’ils préfèrent. Domaine de la manipulation, de l’immobilisme et des fantasmes, Internet génère dans Perfect Blue un spectre indomptable et tout-puissant, qui prend le pas sur l’identité véritable d’une petite Tokyoïte isolée, et l’empêche d’aller de l’avant.
Perfect Blue pourrait ainsi être raconté comme une variation de la célèbre maxime « le tout est autre que la somme de ses parties ». Le film ne peut être résumé ni à un genre (le thriller), ni à un propos, ni à une seule lecture des événements qu’il restitue : il est constamment multiple, et c’est précisément ce qui le définit, tout comme son personnage. Il travaille les déchirures et les tensions entre différentes parts d’un ensemble, et ce à toutes les échelles : dans la composition des plans, dans l’intrigue elle-même, jusque dans les questionnements philosophiques autour de la définition de l’identité. Quel que soit l’angle d’approche du film de Satoshi Kon, tout ramène ainsi à une tension douloureuse et nécessaire entre différents pôles pour parvenir à se définir, avec au sommet de ces tensions, celle entre rêve et état éveillé, entre fiction et réalité. La terreur que l’on ressent peu à peu naît de la peur de voir ces tensions disparaître, au profit d’un imaginaire collectif simplement divertissant qui gommerait les rêves personnels et placerait la réalité au second plan. Cette menace n’apparaît pas avec Internet, elle est le résultat de l’idée que la fiction pourrait combler les manques de la vie de tous les jours. Internet ne serait que le bras armé de cette idée, avec le risque de remplacer la vie par son avatar fictionnel. Le duel final entre Mina et son double est une merveille d’incarnation dramatique de cette peur, culminant dans une suspension visuelle et sonore de la Mima chanteuse, bras ouverts vers les phares d’un camion sur le point de l’écraser. Cette action a déjà été vue au tout début du film, lors de la première entrée sur scène du personnage face à son public. Acte de mort, inconscient, que de livrer son image donc. Dans Millenium Actress, son film suivant, Satoshi Kon célèbre d’ailleurs ce geste des comédiens consistant à dévoiler une part de leur identité, à la diviser, et à la partager avec sincérité. Perfect Blue est plutôt le théâtre d’intuitions glaçantes qui se poursuivront avec Paprika, à propos d’un monde qui ne serait plus composé que de comédiens somnambules flottant dans une conscience de plus en plus vague, incarnations non plus d’un « je pense donc je suis », mais d’un « nous divaguons donc nous ne sommes plus ». De la fiction doit naître la réalité, et Mima, dans une réappropriation finale de son identité, nous lance un ultime « je suis la vraie Mima » au-delà du quatrième mur, sous forme de défi. Ces paroles, salvatrices, rappellent que le cinéma de Satoshi Kon ne se laisse jamais aller au désespoir, et qu’il accorde même à ses personnages l’indépendance de ne pas être seulement le jouet de leur public.