T.S. Spivet est un petit garçon qui habite le Montana, invente des trucs formidables et remercie tout le monde. Lauréat d’un prestigieux prix scientifique qui doit lui être décerné à Washington, il décide d’un coup de tête de prendre ses cliques, ses claques et la clef des champs, fuyant du même pas un père bourru, une mère aimante, mais surtout le souvenir d’un frère disparu dans des conditions tragiques. On se souvient que Scorsese, rivé aux basques de son petit orphelin Hugo Cabret, s’était découvert une inspiration et une énergie inédites en venant farfouiller, pour y mettre un peu de lumière et de désordre historiographique, les zones d’ombres du patrimoine culturel français (Méliès y était célébré et déliré à l’instar d’un grand pionnier américain). Avec L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, Jeunet s’exporte lui en terre américaine pour faire ce qu’il a déjà fait mille fois, affutant la pointe de ses pires travers dans un interminable road trip bisounours en 3D.
Tel ce livre pop-up à l’ouverture duquel débute le film, toutes les séquences chez Jeunet s’offrent par dépliage. Ce sont naissances d’arabesques et floraisons de volumes, tranches de vie qui explosent comme des confettis, retiennent l’attention, l’égarent, stupéfient quelques instants : mais sur lesquelles l’émotion bute irrémédiablement. Tout est immanquablement là ; et cependant déjà mort, pétrifié par une entreprise d’empaillement narratif où tout est censé contenir en lui une arborescence de réminiscences, mais où tout exhale le formol et renvoie au travail du directeur artistique. Ici, Jeunet s’exécute comme de coutume : à défaut de pouvoir encastrer des affects dans les plis de ses scènes, il fait tourner la grande centrifugeuse à madeleines de Proust. Son cadre croule sous les bibelots, son récit s’affole de petits mécanismes narratifs à choix multiples. C’est une mise en scène qui se rêve élastique, sautillante, feuilletée, tout en formes débordantes et éparpillements des sens, mais où chaque plan pèse dix tonnes et se fige irrémédiablement en vignette techno-passéiste. À ce compte-là, l’échec total de ce manège onirico-folklorique ne se manifeste jamais mieux que dans l’épinalisation étouffante de ses paysages américains. Paysages réels, de terre et de roches, et qui n’ont l’air pourtant que de gros cartons technicolors dressés derrière des pantins, espaces sous cloches dans lesquels rien que respirer semble impossible. Il faut préciser que la 3D et ses grosses lunettes ne font que redoubler le désagréable effet de mise en boîte de ce regard de Géo Trouvetou de moins en moins empathique avec ce qu’il filme.
T.S. Spivet est un astucieux faux film américain – sur le territoire duquel se déroule son récit mais pas son tournage. Coproduction franco-canadienne, il se félicite de s’être affranchi de toutes les contraintes du cinéma hollywoodien, sans se rendre compte qu’il se prive dans le même mouvement d’accéder à tous ses mérites. C’est l’idée, peut-être, que se fait Jeunet de la liberté : faire ce qu’on veut dans les meilleures conditions. Le réalisateur de Delicatessen pense délirer l’extravagance du monde dans le creux de sa main, mais n’enfante en vérité qu’un parc d’attractions affectif ultra-volontariste, avec ce sens de la supercherie ignoble consistant à refourguer son onirisme d’exposition universelle au prix d’un rêve d’enfant. Car au fond, on n’aurait rien contre cette idéologie du travail bien fait ou de la satisfaction esthétique, si celle-ci avait un peu le courage de s’assumer seule, en toute indépendance, ne venait pas précisément resquiller un peu de pureté, de légèreté, de spontanéité (c’est-à-dire tout ce qu’il lui manque) sur ce territoire si dangereux et galvaudé de l’enfance. A‑t-on le droit de s’étonner que deux des dernières super-productions enfantines (dans le même panier que le bric-à-brac rutilant de Jeunet, osons mettre la dernière friperie scout et chic de Wes Anderson), sous leur éloge neuneu de l’émancipation précoce et du dépassement de soi, partagent un même art du grand écart opportuniste ? Entre excentricité et perfectionnisme, fétichisme du plouc et préciosité du style, amour de la guenille et goût de la haute couture, tendresse pour le vilain petit canard et culte du dandy.
Au moins Anderson avait-il l’honnêteté de donner corps à cette contradiction, en n’hésitant pas à conférer à des enfants tout petits de grands raisonnements d’adultes (et vice-versa). Jeunet, lui, croit dur comme fer à son personnage (désastreusement interprété par Kyle Catlett), qu’il installe naïvement aux commandes de sa grosse locomotive à bons sentiments. Enlevez l’appétit morbide de ce cinéma, vous lui enlèverez toute sa sève. T.S. Spivet est très gentil et donc très, très vitreux. Ne lui reste alors que son ludisme aliéné, qui donne à chacune de ses scènes des airs de jeu de l’oie mise en joue par une caméra techniciste. Ce cinéma croit aimer les enfants ; en réalité il aime les surdoués. Il aime leur chambre quand leur imaginaire y est impeccablement rangé, de même que la saleté du monde chez celui-ci est toujours propre comme si elle était à vendre. Dans Moonrise Kingdom, on n’appréciait déjà guère cette sorte de fétichisation du fétichisme, où il s’agissait chaque fois pour les personnages comme pour la mise en scène de classifier, ordonner, faire des listes, énoncer des détails, peaufiner un schéma, mesurer des distances.
Ce qui naguère s’avançait comme licence poétique de brocanteur, sincère éloge du toc et du farfelu, semble se muer aujourd’hui en diktat de l’originalité, strict conformisme de distinction. Être bizarre n’est pas un mal, ce n’est pas une vertu non plus. Ces univers de démiurge un peu loufoque, on en souligne souvent le caractère identifiable entre tous : d’un seul coup d’œil nous les reconnaissons. Mais arrive-t-on à s’y reconnaître, nous ? Rafraîchissants mais verrouillés de tous côtés, ces films-cocons relaient une toute puissance de créateur qui n’est pas sans tétaniser le regard du spectateur. Leur combat pour leur liberté ne rencontre nulle autorité, et cependant ils s’emploient à la mener sous une forme encore plus autoritaire que les autres, avec une propension considérable à garder l’oxygène pour soi (précisons du reste que cette asphyxie, cette façon de bouffer l’air environnant, peut s’avérer autre chose qu’un symptôme, c’est aussi le beau sujet des films d’Anderson). Vérolé par son marketing du génie créateur et de l’hurluberlu provincial, rassuré par sa tautologie des familles qui s’aiment et des voyages qui font la jeunesse, T.S. Spivet est un énième coffre à jouets bourré de névroses de vieux, un de ces feux d’artifices momifiés qui se présente comme émerveillement pour la rétine, caresse pour le cœur, mais camoufle mal sa stratégie d’intimidation esthétique. Gros rêves d’adultes qui veulent se substituer à nos rêves d’enfants. Et se veulent bienveillants avec tout le monde, mais nous angoissent en vérité terriblement.