Grand imagier en chef du cinéma français actuel (même coproduit par la Warner), Jean-Pierre Jeunet livre un nouveau film que son seul titre empreint de gouaille populaire appelle déjà à un public nombreux et enthousiaste caressé dans le sens du poil. Micmacs à tire-larigot n’abuse certes pas autant des filtres jaunes de carte postale que ses deux prédécesseurs, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles — le chef opérateur Bruno Delbonnel, parti colorier le dernier Harry Potter, s’étant fait remplacer par Tetsuo Nagata, l’homme de La Chambre des officiers et de La Môme. Il n’en exploite pas moins le même terreau du désir, mi-nostalgie mi-fantasme, d’une France d’un autre temps, rythmée au son de l’accordéon et peuplée de « gueules » et de silhouettes renvoyant aux œuvres de Prévert et Carné. On pourrait se contenter de gloser sur la démagogie agressive de cet artisanat — qui a d’ailleurs fait quelques petits dans le cinéma français — si elle n’était pas la traduction de quelque chose de plus profond, de plus ancien dans la démarche de ce réalisateur, de plus inquiétant surtout, jusque dans l’accueil favorable qu’il rencontre.
Méliès et Gilliam ont bon dos
On connaît l’articulation en deux périodes de la carrière de Jean-Pierre Jeunet : les débuts avec le dessinateur Marc Caro, œuvrant dans des univers graphiques sombres qui leur ont créé un petit culte de spectateurs avides d’étrangeté ; la transition américaine en solo Alien, la résurrection ; enfin, l’installation comme « auteur populaire » avec ses deux gros succès commerciaux érigeant Audrey Tautou en petite princesse d’une vieille France de carte postale. Si le réalisateur semble s’être ainsi fait plus consensuel et fédérateur avec le temps, sa démarche et son image sont en vérité portées depuis les origines par une seule et même idée : la prédominance absolue de l’imagerie et de l’artifice. Citant volontiers Méliès et Gilliam, il s’agit, sous le couvert de l’invention poétique à base de bric-à-bric décoratif et de grands mouvements d’appareil, de créer le maximum d’images enluminées par la direction artistique. Et ces images, même élaborées à l’extrême (abondance des plans truqués), doivent communiquer instantanément la simplicité — si fière d’elle-même qu’elle en devient simplisme — de leur sens : les habits du conte naïf — sombre hier, lumineux aujourd’hui — arrivent fort à propos pour offrir un prétexte à cette lisibilité absolue imperméable aux sous-textes et aux lectures plus secrètes. À l’exception peut-être de son Alien dont il n’avait pas le contrôle total (notamment du scénario qui ouvrait les pistes intéressantes à exploiter par la mise en scène), les films de Jeunet sont avant tout des livres d’images sophistiqués, et s’ils recèlent un quelconque réel propos, c’est malgré eux qu’ils l’expriment. Ainsi, ce n’est pas l’argument scénaristique de Micmacs à tire-larigot (une bande d’exclus de la société vivant dans une décharge œuvrent à la ruine de deux affreux marchands d’armes : David contre Goliath, ça marche toujours) qui vont convaincre que l’auteur se sentirait concerné par les ravages planétaires de l’industrie de l’armement. Sur ce que pourrait trahir une telle débauche de simplisme chatoyant, nous y reviendrons.
Ainsi font les marionnettes
Pour insuffler un semblant de vie à ces images, Jeunet a ses recettes. Cela commence par l’écriture de personnages simples à définir (par une « gueule », un détail graphique ou une formule un peu plus abstraite) et appelés à ne jamais sortir de leurs schémas préétablis respectifs. On se souvient du procédé des « j’aime, j’aime pas » d’Amélie Poulain. Dans Micmacs à tire-larigot, on rencontre une brochette de silhouettes dont les scénaristes (Jeunet et son complice Guillaume Laurant) ont fait des semblants de personnages, chacun caractérisé par un surnom pittoresque, une singularité physique et quelques détails biographiques. Pour camper ces figures qui ne sont guère que des assemblages de trouvailles censées les rendre originaux et attachants (car immédiatement accessibles), on retrouve des acteurs familiers se complaisant dans l’image publique par laquelle ils ont été popularisés : Dany Boon fait du Dany Boon (son personnage s’appelle « Bazil » : nouveau clin d’œil à Gilliam ?), Omar Sy fait du « Service après-vente » sans son Fred, Yolande Moreau nous refait le coup de la vieille excentrique en tablier, etc. N’ayant guère plus de chair que des marionnettes bien articulées pour lesquelles des enfants auraient inventé des histoires, ces personnages, leurs singularités de pacotille et leurs aspirations tenant en une accroche d’affiche (eux, les petits défavorisés, faire triompher le Bien sur le Mal incarné par les grands patrons) n’ont guère de quoi susciter l’intérêt. Au fond, ce que Jeunet, ici ou ailleurs, raconte avec le plus d’aisance et d’envie, ce sont les petits procédés par lequel lui et ses collaborateurs montent leurs jolies histoires illustrées. Mais cette petite entreprise qui se regarde écrire et filmer, qui s’échine à enluminer à gros frais son peu de chose pour le supposé plaisir de tous, ne provoque pas qu’un prévisible ennui poli : un malaise.
Dans sa bulle
Car il y a quelque chose d’assez morbide et effrayant dans les grands voyages bien organisés que propose Jeunet à travers ses mondes artificiels ou réarrangés, ses images briquées et trafiquées, ses populations pittoresques et sa propre virtuosité de guide : le refus que ces voyages soient animées par quelque autre chose que ses grosses mains de démiurge. Le réalisateur tâche à ce que l’univers de son film soit bien cloisonné, intégralement soumis à ses règles de cour de récréation, et les seules perturbations autorisées dans son récit sont celles qu’il contrôle et auxquelles il impose ces mêmes règles — autant dire qu’elles ne perturbent pas grand-chose. Cela se caractérise par un refoulement affirmé et forcené de tout ce qui pourrait laisser respirer ces créations en dehors de ce corset, de tout ce qui pourrait les animer d’une vie ou d’une âme — à commencer par toute relation avec le réel, avec la vie. Il faut voir, par exemple, comment ces Micmacs neutralisent systématiquement tout ce qui menace d’avoir un soupçon de connotation sexuelle : quiproquo puéril sur le mot « guet », caricature du sexe et des ses plaisirs de manière à le déréaliser (les mimiques invraisemblables d’un gros gardien de nuit observant des ébats simulés comme dans un porno), parade amoureuse traduite en un ballet mignon comme tout mais désincarné quand il se voudrait chaplinien. Auparavant, dans Amélie, c’était la mort de la mère de l’héroïne, tuée par la chute d’une suicidée du haut de la cathédrale Notre-Dame, qui devenait un gag froid et inconscient. Les films de Jeunet agitent des formes et des couleurs, mais ne vivent ni ne respirent — pire, elles refusent de vivre, et l’échappatoire dans l’imaginaire qu’ils offrent à leur public n’est en fait qu’une entrée dans un bocal hermétique où tout reste confiné, confit — sur la foi illusoire que les images valent tellement mieux que la vie… C’est ce qui sépare à tout jamais Jeunet de son modèle Gilliam qui, lui, accepte au moins avec une certaine lucidité le paramètre du réel dans son propos rebattu sur la puissance de l’imagination. C’est à un spectacle de refoulement qu’il nous convie, avec un sourire de forain qui a, dès lors, quelque chose de sinistre. Et face à cette tentation du repli sur des chimères rassurantes — tentation largement budgétisée par les décideurs d’un cinéma français qu’ils veulent à tout prix « populaire », il faut réaffirmer sans faiblir que le cinéma — non : que l’art, qu’il soit divertissant ou plus intransigeant, n’apporte jamais plus au monde que lorsqu’il ne se départit pas de son regard sur celui-ci.