Âme d’ado attardé piégée dans un corps de barbu grand et obèse de 45 ans, vivant encore chez sa mère et dans sa bulle, Fúsi est le nouveau venu dans la collection d’antihéros décalés, peu communicants, à la marginalité trop écrite pour être honnête, qu’affectionne le réalisateur islandais Dagur Kári (Nói Albínói, Dark Horse, The Good Heart). Cette familiarité du postulat-personnage a de quoi inquiéter, sachant par quels tours de passe-passe un tel étalage de signes d’excentricité peut — chez ce réalisateur mais pas seulement lui — mener au conformisme le plus ronronnant avec l’air de badiner le nez au ciel. Et ce film-là — Fúsi de son titre original, L’Histoire du géant timide dans nos salles — ne nous leurre pas bien longtemps. Pour cela, il aurait d’abord fallu que son antihéros, si sobrement campé qu’il soit par Gunnar Jónsson, apparaisse défini à l’écran par autre chose qu’un assemblage de vignettes qu’il suffirait de retourner pour prétendre le faire évoluer. Fúsi vit donc chez sa mère où il se nourrit presque exclusivement de lait et de céréales, passe des heures sur son plateau de jeu de batailles historiques, n’écoute que du heavy-metal, se laisse harceler par ses collègues de travail, préfère la compagnie des enfants à celle des adultes (ce qui n’attire pas vraiment la confiance de ces derniers), reste bien sûr célibataire (et probablement vierge). Puis, quand l’amour pointe, on remplace les vignettes par leurs versions inversées : Fúsi découvre les joies auditives de Dolly Parton, riposte contre ses harceleurs, découpe son plateau pour emménager ailleurs, apprend la cuisine, fait des efforts de sociabilité, etc.
Individu en kit
On voit bien là un bête procédé d’écriture automatique au-delà duquel le personnage, conçu en toutes circonstances comme un kit de symptômes (qu’il se comporte en ado attardé ou en adulte en quête de maturité), est bien en peine d’exister vraiment, de faire valoir des caractères qui attireraient l’attention sur son humanité. D’autant plus que le film, dans une posture de tendresse bien commode pour rester à la surface des choses, prend soin de lui réserver des situations ne mettant en avant que son aspect excentrique mais gentil, ignorant tout éclairage moins lénifiant qui donnerait quelque relief à sa personnalité. Ainsi, dans la dernière partie, par exemple quand il entreprend de tirer la femme qu’il aime d’une crise de dépression, voit-on essentiellement de lui son altruisme, sa capacité à se consacrer aux autres qui pourtant n’ont pas été tendres avec lui. Mais jamais on ne verra poindre la dimension douloureuse du renoncement que ces gestes comportent, leur impact ou leur conflit quant à sa propre personne, ses sentiments et ses aspirations, à ce qui pourrait le définir comme individu plutôt que comme grossière figure lunaire vouée seulement à attirer la sympathie du spectateur. Tout au plus, sur la vague atmosphère laiteuse et crépusculaire (Islande oblige) avec laquelle Kári emballe son récit, pourrait-on projeter une figuration de l’errance mentale du personnage. Hypothèse pour le moins volatile, et qui ne nuance pas franchement l’impression d’une entreprise de séduction sournoise : la satisfaction que nous vend le film de voir Fúsi sortir de sa coquille consiste, si on lit bien les vignettes du scénario, à ce que cette figure excentrique rentre dans le rang de la normalité.
Le meilleur des mondes
Car si on est navré par ces facilités d’écriture, par ce regard formaté mais informe sur un personnage qui n’en est pas vraiment un à force de définition artificielle, on est surtout alarmé par la logique publicitaire qui sous-tend tout cela. La caractérisation par vignettes vendant tantôt une idée sommaire de la jeunesse tantôt une de la maturité, le brandissement de cette silhouette humanoïde en exemple d’humanité tout en étouffant sa complexité, la posture de tendresse forcée en guise d’excuse pour ne pas aiguiser le regard, voilà qui est voué avant tout à vendre à peu de frais un semblant de cinéma humaniste, avec la touche d’exotisme nordique en option. Le bon fonctionnement d’une telle mystification commence généralement par s’exercer dans les festivals internationaux ; logiquement, le film et surtout son interprète principal y ont déjà fait un petit tour fructueux. Il a notamment bénéficié de l’étonnante largesse du jury du dernier festival de Marrakech, présidé par Francis Ford Coppola, qui a décidé de décerner le Prix du Jury aux quinze films en compétition, « en hommage au cinéma ». L’affiche brandit d’ailleurs triomphalement une citation attribuée à Coppola, apparemment en verve promotionnelle : « Si tout le monde était comme [Fúsi], le monde serait merveilleux. » Un monde régi par de tels slogans, basé sur des simulacres d’humanité aussi creux, endormi par des images aussi anesthésiantes : en vérité, il y a de quoi en avoir peur.