Le festival Air d’Islande qui s’est déroulé du 5 au 7 décembre à la Filmothèque a donné l’occasion aux curieux de découvrir une frange de la production d’une cinématographie souvent peu diffusée en Europe continentale. Baltasar Kormákur est la figure la plus connue de la production des années 2000 (101 Reykjavik, The Sea ou tout récemment, Jar City), mais d’autres jeunes cinéastes tendent à se faire connaître à l’extérieur, grâce à une distribution un peu moins frileuse et de nombreuses participations dans des festivals internationaux. On pense notamment à Sólveig Anspach, Dagur Kári ou Rúnar Rúnarsson. La grande force du festival a été de mettre en exergue cette production contemporaine tout en laissant planer l’ombre massive d’un grand « pionnier », la figure tutélaire de toute la nouvelle génération : Fridrik Thor Fridriksson. Tous ces auteurs s’insèrent ainsi dans une vision d’ensemble de la production nationale, à la fois homogène thématiquement mais aussi très diversifiée dans les expérimentations formelles.
Quelques jalons historiques
L’histoire de l’industrie cinématographique islandaise est incroyablement récente : le Fonds de soutien public date de 1979. Avant cette date, quelques précurseurs – de doux dingues passionnés – ont forgé timidement l’émergence d’une production nationale, très clairsemée, de qualité variable, et invariablement sans-le-sou. Quelques films ont été tournés lors de l’époque du muet, beaucoup sous la bannière exclusivement danoise (l’Islande étant à l’époque la possession du Danemark, et ce jusqu’en 1944) mais quelques autochtones prirent le pari un peu fou de tenir caméra. Parmi eux, citons Loftur Gudmunsson (Les Aventures de Jon et Gvendur, 1923), le même qui ne s’inclinera pas devant l’hostilité et continuera à filmer jusque dans les années 1950.
L’indépendance de la République d’Islande va donner un léger coup de fouet aux velléités d’expression nationale (Oskar Gislason, Gabriel Axel ou Reynir Oddson) mais c’est surtout vers la fin des années 1970 que quelques auteurs apparaissent et acquièrent une jolie renommée nationale, à l’instar de Ágúst Gudmundsson qui réunit un tiers de la population du pays dans les salles avec La Terre et ses fils en 1980. On assiste durant ces années à l’émergence d’une première génération de cinéastes professionnels, avec en tête Hrafn Gunnlaugsson (Inter Nos, 1982, mettant aux prises un cinquantenaire en rupture familiale et nerveuse) et Egil Edvardson (La Maison, 1983, film surnaturel auréolé de trois médailles au Festival du Film fantastique de Bruxelles). Mais c’est la prise de pouvoir symbolique par Fridrik Thor Fridriksson qui va faire passer le cinéma islandais dans une nouvelle dimension et lui ouvrir des portes internationales jusque là cadenassées.
Le pionnier Fridriksson
Avec trois films à l’affiche du festival, Fridriksson est le représentant de la génération des années 80 qui a défriché le terrain à une époque où les conditions de production étaient des plus précaires, et permis à celle du tournant des années 2000 de croire en ses chances et à ses possibilités de réussite. Locomotive et catalyseur des talents islandais, Fridriksson évoque respect et admiration chez les jeunes cinéastes contemporains, et a instauré un climat et des thèmes caractéristiques, qui se retrouvent à différents degrés dans les œuvres de ses successeurs. Obnubilé par la question du retour et de la quête, Fridriksson tisse des récits dramatiques qui ne sont pas dénués d’humour, à l’image de Les Anges de l’univers (2000) teintant la descente aux enfers d’un jeune homme, en proie à la folie, d’un humour abrasif. Joli mélange des genres qui révèle une très grande maîtrise à la fois technique mais aussi éthique.
C’est au détour des années 1990 que Fridriksson a véritablement gagné ses galons de réalisateur « exportable », traçant ainsi le sillon pour une nouvelle génération ne désirant que suivre son exemple. Les Enfants de la nature (1991) est sélectionné pour les Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger et sonne comme une déflagration salvatrice pour une production nationale un peu engoncée dans son autosuffisance castratrice. Au-delà de ce retentissement, le film recèle de très grandes qualités qui en font un film majeur de la période. En premier lieu, la grande sensibilité du portrait d’un vieux fermier décidant de rebrousser chemin et quitter sa campagne isolée pour la folie urbanisée de Reykjavik. Placée par sa citadine de fille dans un hospice gériatrique, il décide de s’évader avec une ancienne amie des fjords, afin de finir leurs jours sur les terres de leur enfance. Course-poursuite d’aventure, psychologique et surnaturelle, Les Enfants de la nature brosse finement une thématique qui ronge le corps des artistes islandais : celui de la dualité entre ville et campagne, entre modernité et tradition.
La génération des années 2000
Plusieurs des plus grands représentants de la nouvelle génération étaient à l’honneur de la programmation du festival. Tous d’une force et d’une densité remarquables, certains se démarquent sans doute un peu plus des autres en imprimant une marque toute personnelle entre respect de la tradition artistique nationale et acculturation des influences étrangères, dans ce qu’elles ont de plus prolifiques.
Voici un choix arbitraire (mais raisonné et qualitatif) de trois cinéastes de cette génération et qui nous semblent être parmi les plus prometteurs.
Sólveig Anspach
On l’a aperçue cette année avec son brinquebalant Back Soon, comédie très second degré et à la volonté, parfois un peu appuyée, de décalage burlesque. Si le résultat n’est pas totalement probant, il a le mérite de toucher à un genre qui tranche avec la teneur dramatique et pesante de la filmographie d’Anspach, brisant quelque peu les codes et les murs qui enferment. On peut cependant préférer son Stormy Weather (2003) et le traitement d’un pathos tout en retenue et pudeur. Ce qui frappe dans le style d’Anspach, c’est sa justesse et sa propension à traiter de thèmes douloureux de façon paisible et dépassionnée. Non pas que la passion soit un pis-aller de l’émotion, mais bien parce que la dramatisation n’a rien à voir avec l’outrance. Si l’orientation prochaine, après la récréation Back Soon, est de continuer à tracer ce sillon digne et humain, parions que son nom est à suivre avec la plus grande attention.
Rúnar Rúnarsson
Aux portes de la réalisation de longs métrages, Rúnarsson n’a pour l’instant créé que deux courts métrages, tous très remarqués : le premier, The Last Farm, a été sélectionné aux oscars 2006 ; le second, Two Birds, était à Cannes cette année. C’est ce dernier qui a été projeté lors du festival et qui a réussi à capter l’attention d’une salle d’abord venue pour assister aux Enfants de la nature du maître Fridriksson. Sans réelle filiation évidente avec ce dernier, Two Birds est un magnifique et flamboyant film sur la jeunesse, un genre toujours un peu risqué et sujet aux maladresses les plus gauches. Comme Roy Andersson avant lui (A Swedish Love Story), le jeune réalisateur confirme l’acuité scandinave à l’analyse et à la perception des humeurs adolescentes. Un jeune garçon est follement amoureux d’une amie, sans vraiment savoir comment lui avouer sa flamme, voici un synopsis des plus entendus. Le talent de Runarsson est alors de savoir capter l’énergie et la beauté de ces corps juvéniles, en les baignant d’une douce et irréaliste ambiance qui fait fi des mots pour mieux s’appuyer sur la puissance des seules images. Doté de quelques scènes chocs et mémorables mais surtout d’un climat général très réussi, Two Birds n’est pas simplement une étape obligée dans la carrière du cinéaste, mais – on l’espère – une pierre fondatrice de son œuvre future, que l’on prévoit tout autant inspirée et mélancolique.
Dagur Kári
Sans doute le coup du cœur principal de ce festival pour nombre des arpenteurs de la Filmothèque en ce week-end fécond en découvertes et en surprises. Au programme, deux films : Nói Albínói (2003) et Dark Horse (2007).
Nói Albínói repose sur la trajectoire d’un post-adolescent enfermé entre les quatre murs de son fjord natal dans le nord du pays. Désireux, comme beaucoup, de sortir du quotidien de cette ville de pêcheurs, il fait la rencontre d’une jeune citadine en transit et placée par son père, comme en couvent, hors des tentations de Reykjavik. De cette rencontre, naît une représentation singulière du conflit des générations et de son incompréhension constitutive. En butte à la fermeté ou à l’inconséquence des parents, les jeunes se construisent ou se déconstruisent sur une envie, souvent irréaliste, d’exil et de fuite. Non dénué d’un humour un peu froid et cafardeux, le film développe une identité bien trempée avec une lumière à base de filtres et découpant la réalité en autant d’îlots de rescapés, en autant de façons de concevoir son propre rapport au monde. Primé par le public du Festival d’Angers, le film n’a malheureusement pas eu la distribution qu’il méritait…
À la suite de ce long-métrage, Dagur Kári pose sa caméra à Copenhague pour y filmer une petite histoire en noir et blanc, Dark Horse. Bijou d’inventivité formelle et d’absurdité comique, ce film est d’une élégance rare. Puisant dans de nombreuses références cinéphiliques, aussi bien chez Keaton que chez Godard, Kári réussit son pari en signant une œuvre imprimant ses partis pris esthétiques (gros grain, contrastes) tout en développant une certaine causticité sociale des plus réjouissantes.
Un avenir prometteur
L’éclosion tardive d’une génération de réalisateurs ne permet pas de conclure en l’existence d’une « vague » cinématographique en provenance d’Islande. Il s’agit plus d’une juxtaposition de figures individuelles qui, traitant souvent de mêmes thèmes, tirent des conclusions esthétiques disparates, mais qui fournissent chacune un postulat fort et singulier. C’est dans la capacité de tous ces cinéastes à poursuivre leurs efforts et à garder leur indépendance que s’inscrit le futur de la production islandaise. Le sentiment qui ressort de l’évaluation des forces en présence lors de ce festival relève de l’optimisme le plus serein : la nouvelle génération est prête à faire sauter la porte entrouverte par Fridriksson.