Rencontre avec le jeune réalisateur islandais Dagur Kári à l’occasion du festival Air d’Islande, pour lequel il était invité et convié à débattre autour de ses deux films, Nói Albínói (2003) et Dark Horse (2007). La discussion s’axe sur la situation de l’industrie cinématographique en Islande et sur son propre travail de cinéaste, notamment à propos de son premier long métrage, Nói Albínói.
Le personnage central de Nói Albínói est un adolescent en quête d’autres horizons. Il veut quitter son fjord du nord de l’Islande et cela semble être le sujet d’un certain nombre de films islandais. Vous avez vous-même effectué vos études de cinéma au Danemark avant d’y tourner Dark Horse en 2007. Est-ce à cause du même désir d’exil que tous ces personnages ?
L’Islande est une petite île au milieu de l’océan ; tous les jeunes qui y vivent ont envie, à un moment donné, de la quitter pour vivre de nouvelles expériences. Mais la plupart choisissent de revenir… C’est un fait et je ne me suis pas forcément concentré sur la situation sociologique de l’Islande. Je voulais, avec Nói Albínói, travailler sur les clichés, notamment celui des jeunes qui veulent se détacher de leur famille et des structures sociales. Le but était donc de placer ce personnage-cliché dans un nouveau milieu. D’autant plus nouveau que la région islandaise concernée n’avait jamais été filmée de toute l’histoire du cinéma.
Quels sont le rôle et la position du cinéma dans un pays comme l’Islande, par rapport aux autres productions culturelles qui s’exportent très bien à travers le monde, comme la musique avec Sigur Ros, Múm ou Björk ?
Concernant mon cas particulier, c’est un peu spécial car je suis à la fois réalisateur et musicien. Je compose la musique pour mes propres films et j’appartiens autant à la famille du cinéma qu’à celle de la musique. Et pour moi, ce sont deux conceptions totalement différentes : dans le cinéma, personne ne se parle, chacun voit son confrère comme un ennemi à combattre ; tandis que dans l’univers musical, tout le monde travaille ensemble et s’entraide. Peut-être que cela s’explique par le succès énorme et international que connaît la musique islandaise, alors que les cinéastes se battent pour quelques places très chères. Comme j’appartiens aux deux mondes, c’est un peu une situation schizophrénique pour moi. Je pense musique et histoire dans le même tempo mais ce sont deux activités artistiques réellement différentes. La musique développe une certaine énergie d’émulation, totalement antagoniste à la forme de compétition qui gangrène le cinéma. La course pour les subventions et les aides publiques font que personne ne coopère : si un confrère obtient un soutien financier, c’est autant d’argent en moins pour son propre film ! Dans la musique, il n’y pas de subventions donc pas de combat entre les artistes pour les obtenir.
Vous faites vos propres bandes originales avec votre groupe Slowblow. Comment concevez-vous la relation entre film et musique ?
Pour moi, la musique est la forme la plus parfaite et la plus pure des arts car vous pouvez la sentir physiquement. Quand vous écoutez un morceau que vous aimez, vous ressentez des frissons. Vous n’avez pas ça quand vous lisez un livre par exemple. Un livre, vous pouvez choisir un ou deux passages et abandonner, alors qu’avec la musique on a l’habitude de ne pas agir ainsi : on met un disque et on l’écoute, même si cette pratique tend à disparaître avec la génération iPod. Écouter vraiment de la musique procède du même dispositif que le cinéma : aller en salle, s’asseoir et assister au film du début à la fin. C’est pour ça que musique et cinéma ont beaucoup de choses en commun car ils ont le même but : procurer des sensations, des frissons. Mon objectif est de créer un film aussi puissant émotionnellement qu’un morceau de musique.
D’un point de vue du marché du cinéma, quelle est la situation de la distribution et de l’exploitation en Islande ?
C’est triste à dire mais la situation en Islande est sans espoir : il n’y a même pas un seul cinéma indépendant… Alors qu’ici [ndlr : Paris, rue Champollion], vous en avez 4 rien qu’en une seule rue ! Toutes les salles en Islande sont des multiplexes installés dans des zones commerciales, ce qui fait que vous ne pouvez même pas aller voir un film en centre-ville, il vous faut aller en périphérie. Et 99,5% des films diffusés sont américains… Si on excepte les festivals, aucun film français, espagnol ou japonais n’est projeté en Islande. La seule petite lueur d’espoir est le regain du cinéma national. Pendant de nombreuses années, les films islandais étaient très peu nombreux et quand un sortait – surtout lors des premières années de la production nationale qui ne remonte qu’à 1978 – tout le monde voulait le voir ! Tout ceux qui pouvaient y aller matériellement le faisaient : pour certains films, plus de 60% de la population nationale se déplaçait… Si la même chose se passait en France, 40 millions de personnes iraient voir les films français ! Mais les choses ont changé et plus personne ne voulait voir de films islandais, jusqu’à il y a cinq ans. À ce moment-là, des films d’Islande sont redevenus des blockbusters : les films les plus populaires au pays sont de chez nous, et je pense que c’est une bonne nouvelle. Mais ça ne compense pas le fait qu’aucune salle de cinéma en Islande n’est indépendante, aucune ne cultive la moindre personnalité dans la programmation ou l’ambition. En somme, il n’existe que des multiplexes et des films hollywoodiens…
Vous venez de dire que les premiers films islandais datent de 1978, la production nationale est donc exceptionnellement récente. Durant ce court laps de temps – trois décennies – quelles grandes figures ont pu émerger et influencer le travail de jeunes cinéastes tels que vous ? Existe-t-il un patrimoine du film islandais ?
Le cinéma national est vraiment quelque chose de très nouveau dans notre pays, avec seulement deux générations de cinéastes. La première génération est celle des pionniers qui ont dû tout inventer et faire des films dans un pays où il était impossible de filmer quoi que ce soit. Pour parvenir à leurs fins, ils devaient vendre les maisons de leurs grands-mères… C’était un processus douloureux : la passion du cinéma impliquait de grands sacrifices personnels. J’appartiens à la deuxième génération qui a derrière elle une véritable industrie, ce qui m’autorise à ne pas à vendre l’habitation de mes parents… Tous ces cinéastes des débuts ont permis à l’industrie islandaise de naître et de survivre, on compte parmi eux Fridrik Thor Fridriksson qui a réalisé en 1991 Les Enfants de la nature, nommé aux oscars. Avec ce film, il a créé une brèche pour tout le cinéma islandais. Aujourd’hui, l’Islande compte quatre ou cinq réalisateurs qui ont une carrière internationale mais c’est tout à fait nouveau. Avant, un film pouvait réunir 60% des habitants du pays mais au-delà des frontières, personne ne le voyait. Ces dernières années, on vit même parfois l’inverse : Nói Albínói a été un succès international mais un film classé art et essai en Islande, il n’a pas eu un grand écho dans mon pays. J’appartiens à une génération qui peut communiquer avec le monde entier, ainsi je peux me permettre d’être méconnu dans mon pays. Les anciens devaient être obligatoirement couronnés de succès à l’intérieur des frontières car la reconnaissance internationale leur était impossible à obtenir. Fridriksson a été le premier à ouvrir les portes du cinéma islandais vers l’étranger.
Vous avez commencé votre carrière avec un court-métrage de fin d’études, intitulé Lost Week-End et qui a connu un grand succès critique, avec un nombre impressionnant de prix internationaux. En quoi ce premier jet est-il représentatif de vos intentions et de vos choix de cinéaste ?
C’est étrange mais ce film qui venait clore mes études de cinéma est sans doute celui qui me satisfait et que j’aime le plus. Il vient un peu de nulle part… J’entre dans une école de cinéma pour quatre ans et ces quatre années doivent se terminer par un diplôme qui dépend entièrement de la qualité de ce film. C’est comme un ticket pour entrer dans le milieu… Je n’avais aucune idée de sujet, alors j’ai opté pour la solution de me laisser inspirer par des sensations immédiates : j’ai acheté douze magazines afin de choisir douze images qui me plaisent, j’ai fait une liste de toute la musique que j’écoutais – notamment Radiohead – et l’histoire s’est construite par associations. Quand on travaille dans l’industrie du cinéma, il y a tellement de pression, d’inquiétude et de stress que le plus grand risque est de travailler avec la peur plutôt qu’avec la joie de créer. La peur et la créativité, c’est un peu comme l’eau et l’huile : c’est inconciliable. J’essaie de m’en souvenir à chaque fois et c’est pour ça que j’ai tenté d’évacuer l’idée pendant la préparation de Lost Week-End que ce film allait conditionner mon entrée ou non dans le métier. Je me suis réfugié dans ce que j’aimais le plus et tant pis pour le business. On ne peut pas contrôler les réactions de l’industrie, la seule chose à prendre en compte, c’est son propre plaisir. Voilà la méthode que j’ai inventée pendant mes études et Lost Week-End est finalement le film que je préfère de tous ceux que j’ai faits. Mais le plus drôle est que mon nouveau film qui sort en mars est comme un remake de mon film de fin d’études : c’est un film international, il se passe à New York, mais il comporte les mêmes éléments que mon premier court-métrage.
Ce nouveau film dont vous parlez, The Good Heart, est tourné à New York : le grand saut vers la production américaine ?
Tous les dialogues sont en anglais, l’histoire se passe à New York mais il n’y a absolument aucun argent américain dans la production car quand on utilise ces fonds-là, on gagne autant de moyens qu’on perd de pouvoir et d’indépendance. Les producteurs américains veulent contrôler les films qu’ils produisent alors qu’en Islande et en Europe, on peut encore être relativement libre de ses choix.
Ce qui permet d’imprimer aux films une identité propre au réalisateur. On le remarque dans Nói Albínói, vous utilisez la lumière d’une manière très particulière avec beaucoup de filtres bleus qui créent une atmosphère très confinée, très autarcique et un peu en retrait par rapport au monde réel. En décalage, en tout cas.
Je n’aime ni le réalisme ni la fantaisie, j’essaie de créer un monde entre les deux, un univers parallèle ou une bulle, en quelque sorte. Elle est familière à celle que l’on connaît mais elle ne recouvre pas entièrement la réalité palpable. Si vous essayez de vivre dans une petite ville en Islande, vous verrez qu’elle n’aura pas grand-chose en commun avec Nói Albínói. La plupart des villes islandaises sont axées sur la pêche, les habitants partent le matin sur la mer et reviennent le soir : toutes les villes sont basées sur ce même schéma. Mais dans mon film, vous ne voyez même pas de port. En fait, je voulais faire de cette ville un Springfield islandais : une petite ville avec un univers très confiné, avec simplement une école, un policier, un chauffeur de taxi. Pour moi, Nói Albínói, c’est Bart Simpson en Islande !
Bart Simpson jusqu’au bout puisque le personnage est hors du système, un peu marginal. Il se fait virer de l’école, il a des soucis avec ses parents… Il ne se fond vraiment pas dans le moule social qu’on voudrait peut-être lui infliger. On sent une dualité permanente entre un système étouffant et l’individu qui essaie de s’en extraire.
Oui. J’ai voulu parler de Nói Albínói avant même d’être réalisateur. Quand j’étais au lycée, je devais avoir seize ans et j’ai inventé ce personnage… J’avais plus ou moins le même âge mais moi, j’étais un bon élève, j’allais en cours et rendais de vraies copies au professeur… Mais dans mon imaginaire, je voulais être quelqu’un d’autre. Le personnage n’est pas autobiographique, c’est un peu mon opposé : il est ce que j’aurais aimé être mais je n’ai jamais osé lui ressembler. 80% du personnage a été conçu quand j’avais seize ans mais je l’ai fignolé quand j’étais en école de cinéma car je pensais pouvoir l’utiliser pour mon film de fin d’études. J’hésitais entre le dessin animé, le court-métrage… En fait, j’ai décidé que cela serait mon premier long métrage car il compte beaucoup pour moi. J’avais tendance à être « normal », à suivre les règles et j’en avais un peu marre, à vrai dire.
Pour finir, une petite question à la mode. En ce moment se tient au centre Pompidou à Paris un cycle de conférences et de tables rondes autour de la question lapidaire, et qui appelle souvent des réponses tout aussi absconses, s’intitulant : « Où va le cinéma ? » Je vous la pose, en tant que membre de la deuxième génération du cinéma islandais.
Je pense que le cinéma va se diviser en deux directions : le « mainstream » numérique, et le cinéma d’auteur « old-school ». Ces dernières années, on a assisté à une sorte d’union de ces deux conceptions, avec de bons films européens à gros budgets mais je crois que cette forme va disparaître. Dans le futur, ça va être Batman ou Godard, les deux extrêmes. Il n’y aura plus de milieu ou d’équilibre. Et dans un certain sens, c’est bien : les gros films numériques vont pouvoir être influencés par les jeux vidéo et avoir leur propre grammaire, tandis que les films d’auteur seront encore plus personnels et spéciaux. L’espèce de compromis entre les deux va mourir, et ça me convient tout à fait : Cyrano de Bergerac et Amélie Poulain, c’est fini !