Une manière cinématographique de débarrasser un sujet potentiellement « tarte à la crème » de ses affects consisterait à y trouver matière à un récit de fiction propre à tenir ceux-ci à distance. S’inspirant des changements douloureux dans la pratique agricole (matière que le cinéma français menace trop souvent de lourdeurs comiques ou naturalistes), L’Hiver dernier s’acquitte honorablement de l’exercice.
Souvent vu en garçon tout d’énergie rentrée, Vincent Rottiers surprend ici dans le rôle d’un dirigeant de coopérative agricole, archétype d’ordinaire destiné à de plus vieux que lui (d’ailleurs, le personnage est le plus jeune de la communauté). L’entorse à la convention s’avère bienvenue : outre que le talent de Rottiers prouve qu’on a bien fait de lui permettre de changer son registre, elle ajoute à la singularité du personnage et parasite les lieux communs de représentation d’un monde agricole écartelé entre respect de l’héritage et pragmatisme économique. Ici, tandis que les aînés se décident à céder du terrain face aux financiers, le cadet se montre le moins flexible et met son veto, s’accroche à ses pratiques héritées, cache de sa vue les signes de l’étau qui l’enserre (courriers administratifs menaçants), tâche de rassembler autour de lui les lambeaux de sa famille, mais dérive inexorablement vers la marge du monde.
Le cow-boy est bien solitaire
D’une observation méticuleuse du milieu rural (en l’occurrence un village de l’Aubrac), John Shank ne garde que l’incarnation physique qu’en donne inlassablement le protagoniste obstiné : détails du maniement des outils et des cordes, du contact avec les bêtes, du travail dans la pénombre de l’étable, de la lecture du courrier. Autour de ces gestes venus du réel, il érige le personnage dans une posture de propriétaire terrien en marge de ce même réel : les visions de l’homme arpentant ses sentiers à cheval, le fusil à la selle, appellent des images connues de la fiction, en l’occurrence celle du western associé au mythe d’une propriété à défendre l’arme à la main. Or, outre qu’on sait ce mythe quelque peu anachronique, surtout en France, le cow-boy reste ici désespérément solitaire, que ce soit dans l’acte ou dans la posture, en intérieur (lisant à la lueur d’une bougie qui fait disparaître le décor et le cerne dans l’obscurité) comme en extérieur (un travelling latéral soulignant le large espace qui le sépare de son troupeau). Si seul qu’il n’a pas vraiment d’autre adversaire que lui-même, à la fois si conscient de l’inéluctable et si réfractaire à lui que son fusil, dont la présence fait peser sur le film une menace d’issue expéditive chargée de pathos, ne sera jamais actionné. Et ce n’est pas vers le soleil couchant que, devenu outlaw sans cheval, il s’éloigne à la fin, mais vers un horizon embrumé et glacial. Plutôt que vers un fac-similé de western, L’Hiver dernier tend vers une sorte de « post-western » désenchanté, comme un remake peu riant du film de David Miller Seuls sont les indomptés, où Kirk Douglas en cow-boy désuet court pour sa liberté poursuivi par des hélicoptères et des jeeps.
Au-delà du jeu — jamais claironné — avec une référence de genre, Shank réalise quelque chose qui n’a l’air de rien, mais qu’on ne voit pas si souvent dans le cinéma français actuel menacé, face au même matériau, par l’attrait de l’imagerie télévisuelle. À savoir une approche de l’espace rural jamais empesée par une nécessité de se rengorger d’images typiques de la douteuse étiquette « France profonde », mais plutôt portée par une recherche de motifs de cinéma, de sources de mise en scène, par la croyance que ces gestes et ces décors réels sont aussi porteurs d’histoires à raconter. Une façon comme une autre de renouveler sur le monde un regard épuré d’idées préconçues.