En 1962, la même année où L’Homme qui tua Liberty Valance démythifiait la conquête de l’Ouest, un film plus discret, Lonely Are the Brave, versait sa note d’amertume sur le déclin d’un imaginaire américain. Bien que ce film soit l’adaptation d’un roman intitulé The Brave Cowboy (de l’écrivain écologiste Edward Abbey), son personnage Jack Burns campé à l’écran par Kirk Douglas peut difficilement être qualifié de cow-boy. Avec son ostentation à afficher son indépendance farouche et son attitude à cheval et la cigarette à la bouche, on dirait plutôt un « Marlboro man », un homme de posture, une image de l’auto-suffisance — mais sans les Rocheuses en arrière-plan. Car la Frontière, cette figure vers laquelle se portaient les regards des pionniers d’autrefois et des héros de westerns, n’est plus à conquérir : c’est elle qui, sa conquête déjà faite, a gagné du terrain et a englouti le mythe sans crier gare, jetant ses vestiges comme Burns à la merci des autoroutes, des voitures, des bruits d’avions, des lois exigeant de chacun d’être dûment identifié et domicilié. Plus que le schéma, cher à l’interprète de Spartacus et tout de même très conventionnel, de la lutte de l’individu solitaire et libre contre une société répressive (Burns, à force de prétendre ouvertement vivre selon ses règles personnelles, s’attire inévitablement la répression des forces de l’ordre), c’est la dissolution du paysage mythique dans les mutations de la civilisation qui sont en jeu dans le film (les décors naturels étant abondamment filmés comme refuge devant la modernité oppressante).
Des difficultés du dressage
Face à ce constat désenchanté, Lonely Are the Brave joue la carte de la réponse par la légèreté crâneuse, celle de Burns se jouant de toutes les règles de vie en société policée, provoquant des bagarres, s’évadant de prison, se défendant avec sa vieille Winchester contre un hélicoptère… et ne trouvant son maître que dans les réticences de sa propre jument à se conformer à son dressage. Cet aspect-là repose évidemment beaucoup sur la composition — impeccable — de Douglas, faisant courir au film le risque que la thématique soit un peu trop personnalisée, orientée suivant le point de vue de cet électron libre forcément plus sympathique que l’ordre qui lui court après. D’ailleurs, cette orientation se fait sentir : au bout du compte, la plupart des autres personnages — les shérifs plus ou moins bienveillants, l’ancien camarade de virée qui préfère rester en prison pour préserver sa famille, la jeune femme (Gena Rowlands, avant ses collaborations avec son Cassavetes) séduite par le sauvage mais frustrée par l’égoïsme de sa vie d’aventure — se trouvent considérés au regard de son point de vue à lui.
Le risque de personnalisation est d’autant plus grand qu’il se superpose avec l’aura un peu encombrante de l’acteur, star n’ayant indubitablement pas volé son statut, mais plus discutable sur d’autres aspects, progressiste parfois un peu trop fier de l’être et surtout très enclin à l’égocentrisme. Producteur de ses propres films, Douglas pouvait être un rival des plus pénibles pour les réalisateurs avec qui il travaillait. Un jeune freluquet du nom de Stanley Kubrick en avait fait les frais sur Spartacus (lui qui remplaçait le plus chevronné Anthony Mann que Douglas avait limogé sans égards). Sur Lonely Are the Brave, ce fut le moins reconnu David Miller qui eut maille à partir avec les interférences de la star dans son travail — au point qu’aujourd’hui on ne sait trop qui des deux fut le véritable responsable du film, témoins et historiens du cinéma se contredisant sur le sujet (peu importe, à l’arrivée).
Libre ?
Le danger rencontre cependant ses limites : la personnalisation tend à prendre le pas sur le discours dont elle est censée être le porte-voix, et ce d’autant plus que l’implication des artisans du film dans le débat sur les thèmes en question reste mesurée — par leurs impératifs de bien faire leur travail. Dans Lonely Are the Brave, on trouve quelques moments trahissant que le parti pris pour l’individualiste errant, la nostalgie des grands espaces et d’une idée perdue de la liberté, sont finalement ramenés à des données dramatiques visant à parfaire le récit plutôt qu’à transmettre des idées profondément assumées. Ainsi la désillusion finale, prévisible, ne peut-elle s’empêcher d’être savamment annoncée et préparée par les quelques plans, parsemés çà et là, d’un mystérieux camion transportant des cabinets de toilettes et dont on devine que sa présence a priori saugrenue aura un rôle porteur de sens. Cette compromission entre le vouloir-dire du discours et l’ostentation du savoir-faire professionnel est une ambiguïté familière dans le cinéma hollywoodien « à thèse », plus encore quand le scénario est, comme celui-ci, l’œuvre de Dalton Trumbo, figure institutionnalisée du scénariste américain de gauche (cf. Spartacus, Johnny Got His Gun…).
Au bout du compte, le caractère proéminent du personnage, haut en couleurs, s’appliquant à ne pas s’adapter au nouvel environnement, et montrant rarement sa déception quand elle l’atteint (voir sa réaction quand son ami refuse de le suivre), est d’une certaine façon un bienfait pour le film, à la fois distraction de la tentation du prêchi-prêcha et espoir de frémissements secrets dans le récit rondement mené. Et puis, un tel caractère est toujours une bonne invitation à venir y chercher les aspérités et les fêlures, et à mieux y regarder, Jack Burns et sa course à la liberté n’en manquent pas. Sa définition de la liberté laisse transparaître son caractère arbitraire, quand celle-ci, à ses yeux, le laisse de choisir où il veut aller, quelles lois il doit respecter, mais aussi qui ou quoi il veut posséder. Le moment le plus intrigant reste celui où, pourchassé dans des montagnes escarpées, il se refuse à se séparer de sa jument qui pourtant le met en danger en ces lieux — cet animal qui lui a déjà maintes fois signifié son libre arbitre, lui arrachant des réactions de maître contrarié. Sa liberté, alors, paraît toute relative, puisque reste son attachement à ses acquis. Et si la fin du film est aussi amère, ce n’est pas parce qu’elle ponctue un chant funèbre attendu, mais parce qu’elle met à nu chez le personnage une déconvenue véritable : être libre (ou vouloir l’être) ne dispense nullement du sentiment de perte. La sensibilité à cette ambiguïté-là apporte plus de prix à Lonely Are the Brave que toutes les intentions libertaires formatées du monde.