L’Idiot ! est le troisième long-métrage du jeune réalisateur russe Yuri Bykov après Live ! (2010) et The Major (2013) qui avait été sélectionné à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes. Comédien à l’origine, formé à l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, Bykov est par ailleurs scénariste, monteur et compositeur, autant de compétences qu’il met à profit dans ses films, et qui lui ont valu plusieurs prix principalement pour L’Idiot !.
Le film est consacré à la figure de Dmitri Nikitin, un plombier chef de maintenance des bâtiments publics dans une petite ville russe, qui poursuit des études d’ingénieur. Un jour lors d’une visite d’un HLM vétuste liée à un problème de tuyauterie, il constate une fissure interne puis externe courant sur l’immeuble. Réveillé pendant la nuit parce qu’il pense à cette fissure, il conclut d’après ses calculs que l’immeuble devrait s’écrouler sous 24 heures.
C’est l’unité d’action, de lieu et de temps pour résoudre ce problème qui fait de L’Idiot ! une tragédie contemporaine, côtoyant un film d’action dont le suspense repose sur l’écroulement de l’immeuble et l’évacuation de ses habitants. La tragédie, c’est celle-là même de la Russie, montrée par Bykov à travers une ligne générale, la lézarde d’un immeuble.
Lignes de fracture
C’est par un prologue qui est une sorte de fausse piste relativement au personnage principal que Bykov ouvre le film : au cœur de la vie d’un lugubre HLM, une scène de ménage se mue en violence domestique masculine, véritable passage à tabac. L’explosion de violence est prolongée par celle d’un tuyau d’eau : ici donc, « ça craque », selon la formule d’un personnage dans le film, les affects comme les matériaux. Ce craquage liminaire annonce la craquelure parcourant le film : c’est par un mouvement continuel entre l’intérieur et l’extérieur que Bykov nous donne de la considérer par la figure intermédiaire qu’est Dimka. C’est lui qui pénètre dans l’immeuble, voit la lézarde intérieure puis extérieure : cette vision est présentée dans son processus par une grandiose contre-plongée produisant un effet de verticalité et d’absorption, mais encore de vertige quand le personnage est rétabli parallèlement au mur, véritable figure de l’obsession cristallisant l’objet de Dimka, comme son hypertrophie réelle ou hallucinée.
Son objet, c’est convaincre la mairesse qui fête alors son anniversaire d’intervenir en faveur des 800 habitants de l’immeuble menaçant de s’écrouler : elle seule pourrait faire basculer les choses, ordonner l’évacuation de l’immeuble, reloger temporairement ses habitants. Mais cette prise de décision révèle nœuds et enjeux de pouvoir où chacun est relié et redevable à un autre plus puissant, Bykov jouant notamment de la profondeur de champ, un personnage se trouvant derrière un autre dans l’axe oblique.
Ce réseau de potentats dessine une ligne de partage : lors de la scène centrale où la mairesse et son associé sont venus réclamer d’un investisseur immobilier la possibilité de loger temporairement les habitants, s’énonce bien la fracture entre « eux » et « nous », réduite à une opposition entre « ceux qui sont couchés » et « ceux qui sont debout », que Bykov donne à voir littéralement par un sans-abri couché sur un banc pointé par le regard de la mairesse qui se tient debout. Si tout semble identique entre la vie dans le HLM et la fête d’anniversaire des puissants, car on y use des mêmes psychotropes pour oublier le quotidien, c’est pourtant une nette ligne de fracture révélée entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas : autant matérielle que métaphorique, la fissure de l’immeuble est bien le moyen choisi par Bykov pour rendre compte d’une fracture politique (des travaux faits en surface avec des budgets non utilisés à plein sinon pour des pots-de-vin, alors qu’il auraient pu servir à construire de nouveaux logements) et sociale (entre ceux qui galèrent et ceux qui vivent des jours dorés).
« Ici, ça changera jamais, jamais »
Cette fracture c’est aussi celle entre Dimka et les autres, entre un être isolé et une communauté, à l’image de sa marche nocturne inaugurant littéralement la mise en marche d’une procédure solitaire de sauvetage. S’il incarne une voix dissonante, la possibilité d’une liberté au sein de ce qui est présenté comme le pire (« on vit, on crève comme des porcs parce qu’on est rien pour personne », « Dieu nous oblige à vivre »), le tragique augmente ici de façon proportionnelle aux lueurs d’espoir suscitées et déçues par la chaîne d’événements mise en branle par Dimka : entre la liberté et la nécessité d’un côté, c’est de l’autre la fracture entre les responsabilités individuelles et la collectivité qui est révélée, signant l’impossibilité d’un acte pris indépendamment et le désintérêt pour la collectivité. Bien plus, l’acte libre est montré dans son issue la plus tragique, comme l’acte naïf d’un seul homme ne pouvant vaincre un réseau de potentats ni une masse grégaire dont il est le bouc-émissaire. La figure de Dimka rejoint une veine dostoïevskienne de figure d’« idiot », sans en être pour autant une adaptation ni ne s’en réclamant directement – le titre ici est Durak alors que le titre russe de l’ouvrage de Dostoïevski est Idiot –, elle-même inscrite dans une tradition cinématographique héritée du roman de Dostoïevski, notamment russe.
Figure représentant un retournement, à l’image de Dimka invitant à un réveil, à un sursaut politique et populaire, que ce soit par la sollicitation des élus et des habitants, elle est pourtant ici tragiquement mise à mal : c’est affronter des moulins à vent, ouvrant des perspectives sombres, comme la lourde et froide pénombre qui constitue l’image générale du film, et comme cette phrase prononcée : « Ici, ça changera jamais, jamais ». Les couleurs principales du film sont majoritairement le bleu, le rouge, le blanc et reprennent les couleurs du drapeau russe, atténuées, délavées, abîmées, relativement à l’affiche du film, servant une critique politico-sociale sans appel de la Russie actuelle dans une veine proche du Leviathan de Zviaguintsev. Le pays est montré vicié de l’intérieur par la corruption, les pots-de-vin, les règlements de comptes. Si les cas de conscience individuels ponctuels constituent un résidu de conscience, ils renvoient tout aussi bien aux problèmes de collision entre le pouvoir et la religion qu’à l’aveu accablant que la religion fait office de soulagement de la conscience par nécessité même (ainsi, la mairesse, au comble de la corruption, énonce « mon Dieu, pardonne-nous »).
D’une ligne droite (le travelling de la marche nocturne de Dimka) à un cercle (le travelling circulaire dans la séquence finale qui enferme Dimka), L’Idiot ! est le récit d’une marche intransitive, d’un combat impossible. La musique utilisée dans le travelling d’accompagnement de Dimka, reprise dans le générique, se fait le relais d’une mélancolie généralisée : la chanson « Spokoïnaya Noch’ » (1989) par Viktor Tsoi & Kino souhaite une douce nuit aux sons d’une mélodie hard rock, alors que les toits des maisons tremblent sous le poids des jours. À la manière d’une ballade pour enfants qui ne serait pas dupe de l’endormissement et qui se ferait cri, elle relaye la voix de ceux qui n’arrivent pas à dormir ou à rester silencieux car rien ne change malgré les fissures.
À l’arrivée, L’Idiot ! est saisissant dans sa portée, mais ressemble un peu à cette chanson au tempo relativement moyen et à la tonalité mineure qui sert de soutien visuel dans la séquence de la marche : l’émotion y est produite au sein d’une structure assez monolithique avec ses riffs répétitifs par des effets (ceux de la guitare avec la réverbe) et une texture travaillée qui a cependant du mal à toucher parce que ses effets seraient trop ostensibles. Aussi efficaces que soient le scénario, la mise en scène, dans la mise au jour des nœuds, les affrontements en champs/contrechamps, aussi décapants que soient les enjeux soulevés à l’aune d’un suspense maintenu et bien mené, ce caractère très démonstratif empêche le film de passer à une tonalité majeure, à l’image de la ligne de fracture.