On range Ivan le Terrible, comme tous les films de son auteur Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, parmi les « classiques du cinéma ». Et pourtant, comme son personnage homonyme, il n’est pas si facile à aimer d’entrée de jeu.
On connaît l’histoire tourmentée de cette biographie filmée du tsar Ivan IV de Russie, que le cinéaste souhaitait en trois parties. La première — où Ivan, tout juste sacré tsar, n’a pas encore mérité son surnom de « Terrible » — a eu l’approbation du bienveillant Joseph Staline ; la seconde, en revanche, l’indisposa au point qu’elle fut interdite de salles pendant douze ans et que la troisième partie ne vit jamais le jour. Ivan le Terrible « 1 et 2 » seront les derniers films d’Eisenstein. Et on comprend très vite comment cette première partie a eu les faveurs du « Petit Père des peuples », tant elle se conforme — au moins dans l’apparence de son texte — à un bruyant devoir d’éloge du pouvoir absolu, drapant son action du nom du peuple dont il n’attend que la légitimité, réunifiant la Grande Russie par la conquête, la tirant des griffes des envahisseurs étrangers, privant les seigneurs (ou « boyards ») de leurs taxes exorbitantes, au point que ceux-ci conspirent contre lui. Pour une biographie de tsar, voilà un discours qui fait étonnamment écho à celui du totalitarisme stalinien, et quiconque n’a pas encore vu la plus ambiguë deuxième partie devrait faire un sacré effort de second degré pour passer outre cette épaisse couche de slogans de propagande, plus difficile à franchir que la pantomime croquée plus tard par Paul Verhoeven dans Starship Troopers.
Cerné par les images
Et si on séparait — artificiellement — le discours ouvertement politique du reste, de la dramaturgie et de l’esthétique, de ce qu’on appelle bêtement « le pur plan du cinéma » ? Eh bien, l’appréciation serait à peine plus évidente. Ivan le Terrible ne manque pas de péripéties spectaculaires, de scènes de révoltes et de siège, de trahisons, même d’intrigues amoureuses, avec les vues du prince Kourbski sur la tsarine Anastasia (dont on se demande dans quelle mesure ce désir serait partagé). Cependant, le plaisir suscité par le spectacle ne va pas sans une certaine réaction face à la pompe dont elle est enluminée, la solennité de la musique de Prokofiev et de la diction des acteurs. Comme toujours chez Eisenstein, le regard critique en revient très vite aux pures images, à double tranchant puisqu’elles contribuent à cette pompe tout en la dynamisant. On apprécie la beauté de la composition des plans et des clairs-obscurs, les gros plans découpant les visages, les jeux d’ombres, les idées de raccords (comme celui qui passe du fracas d’une coupe jetée joyeusement à terre à celui d’une foule en colère). Mais dès lors, l’appréciation menace de se faire un peu abstraite, portée sur des qualités techniques et esthétiques détachées de la matière à filmer, ou du moins plus proches de l’idée que de la matière.
C’est que le découpage d’Eisenstein (avec cette méthode qui apporta beaucoup aux techniques de propagande visuelle perpétuées jusqu’à nos jours) travaille à ramener le filmé — silhouettes, visages, décors — à une série d’icônes expressives et frappantes. Des objets et des individus, on ne retient guère ce qu’ils sont, mais plutôt les symboles qu’ils sont, ce qu’ils sont amenés à exprimer — jusqu’au peuple qui, le jour du sacre d’Ivan, n’est qu’une masse sans relief dans la partie inférieure du cadre au format 1.33, écrasée par le décor. La seule exception à ce traitement n’est autre qu’Ivan, qui a le loisir de s’imposer en tant que personne, avant de se conformer avec le temps, lui aussi, à une icône — non l’icône d’une idée, cependant, mais une qui finit par le définir : sa silhouette avec une barbe caractéristique taillée en pointe, qui se projette à loisir, en ombre sur le mur, en face-à-face avec la barbe d’un autre, ou à la fin en surplomb d’une foule en contrebas qu’il contemple en silence. Et c’est paradoxalement sur ces visions qu’au fil du long métrage, on distingue un récit alternatif à la biographie filmée partisane — un récit qui maintient l’attention en éveil. Plus que le personnage du tyran bienfaiteur, il subsiste à l’écran la vision d’un personnage cerné par les icônes auxquelles son monde se réduit, les évidences qu’elles expriment, les images que lui-même laissera, sa légende en marche. Il est ostensiblement soumis à ce régime-là (celui de la mise en scène), mais le fait qu’il arrive à exister un peu comme individu, et que son icône ne s’impose à lui qu’avec le temps et le pouvoir, crée de fait une lutte interne, soit un enjeu. Un triste sort qui contribue à l’attente anxieuse de la suite du récit, a fortiori quand on connaît les sanglantes lignes d’Ivan le Terrible : Le Complot des boyards.