Un petit film d’une heure pour amateurs de méandres dostoïevskiens et défenseurs de l’antinaturalisme au cinéma : voilà ce que propose, en toute simplicité, Pierre Léon, rédacteur à Trafic, traducteur (de russe…), et cinéaste depuis une quinzaine d’années. Son Idiot, qu’il a produit lui-même, et tourné en petite équipe, est aussi improbable qu’intriguant. S’il est traversé d’imperfections, il ne manque pas de culot. La chose est suffisamment rare pour mériter qu’on y prête attention.
Adapter Dostoïevski : pari fou, à moins de s’appeler Kurosawa. Le précédent réalisateur français à s’être risqué à adapter L’Idiot, Georges Lampin, n’a pas laissé beaucoup de traces ; seul Gérard Philipe apportait un peu de sa grâce au prince Mychkine, sauvant l’ensemble du désastre. Adapter Dostoïevski sans argent : pari encore plus fou ? Ou, au contraire, geste d’humilité : ici, choisir un seul épisode du roman (la soirée d’anniversaire de Nastassia Philippovna), c’est reconnaître que l’on ne pourra pas tout adapter, que l’on ne pourra pas rendre compte de tout l’esprit d’une œuvre. C’est refuser de prétendre qu’un long métrage puisse suffire à égaler une somme romanesque aussi monumentale.
Soit un choix initial : se concentrer sur l’épisode de la fin du premier livre de L’Idiot, et le mettre en scène dans un décor unique, assez atemporel – celui d’un appartement bourgeois. Nastassia Philippovna, qu’incarne Jeanne Balibar, y donne une réception qui s’ouvre sur un petit jeu inoffensif (un tour de table où chacun doit raconter la pire action qu’il ait jamais commise), se poursuit en jeu cruel, pour se terminer en vaste scandale – et en échec généralisé. L’enjeu apparent de ce « film-séquence » (c’est ainsi que Léon le définit) est le choix que Nastassia doit opérer entre ses quatre prétendants : un ancien protecteur qui souhaite se débarrasser d’elle, un jeune homme qui espère une dot, un beau ténébreux sincèrement épris, et le prince Mychkine, « l’idiot » dont tout le monde se moque, et qui espère pouvoir « sauver » Nastassia des trois autres.
Le côté « fauché » de l’ensemble est plutôt sympathique ; on y devine une envie sincère de faire ce film – quelles qu’en soient les conditions budgétaires –, et un réel plaisir pris à le faire comme ça, avec peu de gens, presque entre amis. Et, surtout, le manque de moyens joue en faveur d’une épure formelle qui sert bien les intentions de l’adaptation. Noir et blanc sobre, décor unique, troupe de comédiens soudés et peu nombreux… La simplicité est aussi un parti pris esthétique, qui met d’autant mieux en valeur le tableau faussement lisse d’une petite société qui cache constamment ses propres effritements. Les artifices, les ruses, les complications ne se montrent pas ; ils habitent les paroles, ou les esprits – mais, en apparence, tout va de soi. En apparence, tout est beau, soigné, et aussi envoûtant que la souveraine Jeanne Balibar. Le film pourra dès lors se faire le récit d’un dérèglement et d’une dégradation, l’air de rien, d’un mécanisme apparemment infaillible – le récit du retour brutal d’une profondeur tragique que les règles du paraître ont mal réussi à masquer.
Subtil dérèglement, aussi, que cette utilisation de la musique de piano – apparent fond sonore venant de la pièce à côté, mais qui rythme constamment l’intrigue et ses rebondissements. Elle vient compléter et enrichir le travail des voix, aux dictions surprenantes, à la fois vraies et invraisemblables. Les effets de réponse, d’attente, de sollicitation, et de manipulation, passent essentiellement par la parole, qui révèle autant qu’elle déforme, qui dit vrai autant qu’elle sonne faux. Avoir su en rendre compte est l’un des mérites de cet Idiot. C’est un film de joueur, un film à risques. Que le pari soit gagné ou perdu importe peut-être peu ; le seul fait qu’il ait été formulé est déjà digne d’intérêt.