L’estival festival au bord du majestueux lac Majeur est tout de même très particulier. C’est une manifestation prestigieuse où, en se rendant tranquillement dans une des nombreuses salles provisoires prenant place dans un gymnase agrémenté de chaises en plastique inconfortables, on peut tomber sur Michael Cimino (et l’absolue étrangeté de son apparence physique) se livrant à une sorte de one man show délirant au forum en plein air ; où l’on est en présence des écritures cinématographiques les plus pointues et de films plus mainstream projetés sur la Piazza Grande en nocturne ; où l’on se trouve dans un endroit doté d’un côté rivera lacustre plus que chic avec tapis rouge tous les soirs, mais le tout à une échelle humaine, quasi artisanale, avec des airs de kermesse bon enfant. Il a fallu comme toujours trouver son chemin dans une grille touffue, mais tout le monde s’accordait pour le dire : « beau programme ». Des auteurs attendus (Otar Iosseliani, Athina Tsangari, Andrzej Żuławski, Hong Sang-soo, Chantal Akerman, José Luis Guerín, ou encore Pietro Marcello, auteur de La Bocca del Lupo en 2010, dont nous guettions depuis le nouveau long métrage) et la promesse, rarement déçue ici, de découvrir de nouveaux talents, notamment dans la section Cinéastes du présent consacrée au premier et second longs. À ce copieux festin il fallait ajouter la traditionnelle vocation cinéphile de Locarno, avec la rétrospective consacrée au furieux Sam Peckinpah (photo ci-dessous), ou encore l’hommage rendu à Marlen Khutsiev dans la section « Histoire(s) du cinéma ». Et bien d’autres réjouissances encore…
On n’en passera pas par un cours d’économie ou une (com)plainte du festivalier un peu fauché (en tous cas pas doté d’un pouvoir d’achat helvète), mais ce séjour locarnais a dépendu de l’invitation généreuse de la manifestation, et ce compte-rendu relèvera de l’impression fragmentaire obtenue en cinq petites journées de présence et non d’une appréhension exhaustive ; bref, on ne se hasardera donc pas à une évaluation de cette 68e édition. En dehors de l’évidente qualité du travail qui est fait ici par Carlo Chatrian et ses équipes, on s’est toutefois régulièrement questionné sur la répartition des films entre les différentes sections (concours international, cinéastes du présent, hors compétition, « Signs of Life »), qui semblent parfois interchangeables. Évidemment il s’agit d’équilibres pensés et sous-pesés, mais on se dit, par exemple, que L’Accademia della Muse de José Luis Guerín (« Signs of Life ») ou bien Le Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon (hors compétition, dont on reparlera plus amplement lors de sa sortie) auraient bien mérité d’être reversés dans la compétition internationale, bien davantage que certains films affichant de grandes faiblesses – d’autant, pour le second, que le documentaire était peu représenté cette année dans le concours principal. Par ailleurs, No Home Movie de Chantal Akerman aurait pu tout aussi bien figurer dans le programme « Signs of Life », qui se penche sur « les territoires à la frontière du cinéma, où s’expérimentent de nouvelles formes narratives, de nouveaux langages ». Exposer ce film dans la principale compétition lui a‑t-il été profitable ? Pas certain.
Un Léopard d’or n’en cachait apparemment pas un autre…
Nous ne sommes évidemment ni étonnés ni déçus que Hong Sang-soo remporte le Léopard d’or avec Right Now, Wrong Then (Jigeumeun Matgo Geuttaeneum Teullida), après avoir reçu le même animal en argent pour Sunhi en 2013. Résumons : un cinéaste se rend dans un festival de la province coréenne où, arrivé un jour en avance, il fait la rencontre d’une jeune peintre et entame avec elle une maladroite parade amoureuse. Puis un cinéaste se rend dans un festival de la province coréenne où, arrivé un jour en avance, il fait la rencontre d’une jeune peintre et entame avec elle une maladroite parade amoureuse. Nous le disons deux fois parce que Hong Sang-soo le dit deux fois : Right Now, Wrong Then procède d’un principe de dédoublement du récit, qui repart au bout d’une heure sur ses rails de départ. Ainsi rebooté, le film apparaît d’abord comme un jumeau, puis se laisse peu à peu gagner par des bifurcations de jeu, de texte, d’action, qui altèrent sa trajectoire jusqu’à ce que les deux parties se dissocient parfaitement. L’idée est ludique : elle prend la forme d’un bac à sable narratif où le scénario est ouvert comme une grenouille, laissant apparaître son éventail d’options, son réseau de causes et d’effets laissées au spectateur à l’état vacillant de leur écriture. Et d’une idée ludique, on ne résiste pas à trouver que le film tire bien vite une expérience de pensée autour de la dualité : quelque chose de l’indécidable état des êtres est en jeu dans l’interversion et la superposition des deux moitiés qui vient irrésistiblement à l’esprit du spectateur. Right Now, Wrong Then se pose comme un film quantique, schrödingerien. (TR)
Un tout autre état d’esprit a visiblement présidé à la remise du Léopard du meilleur réalisateur (il faut préciser que cette année, le jury du Festival n’avait pas de président), échu à Andrzej Żuławski pour son film Cosmos. D’un roman de son compatriote Witold Gombrowicz, Żuławski tire un pénible exercice surréaliste où les saillies comiques, morbides et/ou lubriques (notamment le jeu furibard de Jean-François Balmer) ne créent que de très éphémères récréations, quand elles ne viennent pas justement aggraver le cas de cette fantasmagorie boursouflée. (TR)
En dehors du palmarès (nous n’avons pas pu voir Tikkun d’Avishai Sivan, auréolé du Léopard d’argent, ni Happy Hour de Ryusuke Hamaguchi, qui a reçu un prix d’interprétation collectif pour ses quatre actrices – Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara et Rira Kawamura – et une mention spéciale pour son scénario), ce que l’on a pu découvrir de la compétition internationale constitua un parcours non sans déceptions. Par exemple, le très faible Te Prometa Anarquía de Julio Hernández Cordón (photo ci-dessous), qui, à partir d’une trame intrigante (un trafic de sang dans une société déliquescente), étire son propos dans un geste chic et plein de vacuité, dont il ressort l’impression d’un perpétuel remplissage, le tout en (se) la jouant – entre partie de jambes en l’air et déambulation en skate – façon Larry Clark et Gus Van Sant.
James White de Josh Mond a laissé dubitatif, mais d’une façon plus relative et intéressante. Un jeune New-Yorkais erre dans l’existence entre nuits blanches et prises de substances ; il enterre son père tandis que sa mère connaît bientôt une rechute irrémédiable d’un cancer. La mise en scène tient moins du parti pris que de l’affichage de ce parti pris : s’arrimer à cet être nébuleux dont l’interjection préférée est « Oh shit ! », ceci à peu près en toute circonstance : en se réveillant d’une gueule de bois, au saut du lit d’une conquête d’un soir, lors d’une descente d’acide, et parce qu’il est (toujours) en retard… Si cette mise en scène lasse voire irrite, le film produit de véritables éclats émotionnels lorsqu’il s’en défait, quand Josh Mond se décentre de son personnage pour le regarder en relation avec autrui. On retient tout particulièrement l’intensité d’une séquence située à la fin ; James soutient sa mère en perdition physique et mentale, lui racontant une histoire comme on le ferait à un enfant. Un individu s’invente alors, prenant pied dans l’existence par l’expérience du deuil.
Parmi les cinéastes peu identifiés de cette compétition, Sergio Oksman a proposé un étrange film avec O Futebol (photo ci-dessus) ; le réalisateur y retrouve son père après 20 ans d’absence, renouant le contact par le prisme d’une passion et d’une mémoire partagées : le football, qui plus est pendant la dernière coupe du monde au Brésil. Mais le film se situera loin de cette effervescence, se déroulant de façon presque protocolaire (le défilement du calendrier des matchs), avec des cadres fixes procurant une sensation de distanciation. Et les retrouvailles prennent in fine la forme du grand départ pour cette touchante figure paternelle ; si l’on a pu entendre le reproche d’une froideur (effective) du dispositif d’Oksman, on peut aussi considérer qu’il s’agit de l’élégance de la pudeur, laquelle n’a jamais empêché l’émotion d’affleurer.
On était plein d’attente concernant Bella e Perduta de Pietro Marcello, celle-ci n’a pas été vraiment comblée. « Belle et perdue », c’est l’Italie contemporaine, une splendeur en ruine que le cinéaste explore dans une méditation filmée au croisement de la fiction et du documentaire, et régulièrement du point de vue – voix off et caméra subjective – d’un tout jeune buffle, alors que Polichinelle se promène dans un film se déroulant dans le pays napolitain.
On mettra au crédit de Pietro Marcello une audacieuse recherche de formes et de récits, aussi de se mettre en quête de beauté. Mais il est regrettable que les sutures soient si apparentes et que son impressionnisme donne lieu à un résultat si décousu – qui parvient tout de même à se rassembler, relativement, dans son mouvement final, c’est-à-dire bien tardivement. Le film souffre aussi d’être programmatique, parfois assez proche d’un pensum, aussi d’une sorte de « digest » de cinéma contemporain : animisme, réinvention d’un monde dont les paradigmes sont finissants, réel mâtiné de mythes et d’un pagano-primitivisme, forme hybride, filmage en 16 et 8 mm, veine politique passant par le poétique.
D’autres auteurs attendus ont davantage tenu leurs promesses, c’est le cas d’Athina Tsangari. Si l’on retrouve certains ingrédients (énoncé de civilisation flirtant avec la science-fiction, réinvestissement du burlesque en s’attachant aux attitudes corporelles), Chevalière se rapporte moins à Attenberg qu’à un film de situation dont Yorgos Lanthimos s’est fait le chantre (de ce dernier Tsangari a produit Canine et Alps), où il déploie jeux, rites et règles arbitraires, métaphorisant des tensions et tentations fascistoïdes. Soit ici six hommes sur un yacht en mer Égée, qui décident d’un jeu consistant à s’évaluer les uns les autres – cela ira, entre autres, de la notation du sommeil de chacun à un concours de montage d’étagères Ikea… Ces urbains en goguette pour une partie de pêche ne sont pas sans renvoyer aux personnages de La Bête lumineuse de Pierre Perrault, où un groupe de citadins part dans le nord du Québec pour vivre une expérience annuelle de la nature en y chassant l’orignal : fonctionnement grégaire régressif, esprit de meute, vantardise et nécessité de trouver un souffre-douleur.
Mais par rapport à la fable humaniste de Perrault, Tsangari demeure assez proche du regard entomologique — elle considérait Attenberg comme un film animalier (le titre venant d’ailleurs de Sir Attenborough, fameux filmeur de bêtes) avec/sur des humains. Vaguement désœuvrée ici, la troupe décide de ce jeu dont les règles non réglementées sont évidemment voué au dérèglement. Chevalière est aussi un regard féminin amusé et assez indécidable sur une micro-société masculine narcissique et compétitive, et, grecs ou non, ces six mâles errant ont forcément quelque chose à voir avec des Ulysse dont les Pénélope sont maintenues hors champ, l’une étant juste entendue par téléphone, une autre entraperçue lors d’une communication par Skype. L’espace contradictoire — à la fois ouvert et fermé — du film est le lieu d’une virilité absurde, entre ambiance de séminaire d’entreprise (l’obsession de l’évaluation) et pinaillages enfantins (on joue évidemment à « qui-c-est-qui-a-la-plus-grosse »). La réussite de Chevalière tient certainement au fait que Tsangari ne choisit ni le grand-guignol ni le jeu de massacre, mais se situe dans un entre-deux, un mode volontairement mineur, en creux. Il s’agit comme Lanthimos de produire un champ allégorique sur un monde malade, mais la cinéaste en fait quelque chose d’ouvert, de moins forclos et imposant, plus subtil, que son compère.
À plus de 80 ans, Otar Iosseliani faisait figure de vétéran de la compétition, fidèle à l’adage que les anciens savent souvent plus s’amuser – et amuser – qu’une jeune garde qui fronce les sourcils, même si l’on sait que l’humour du géorgien porte une inquiétude et, particulièrement ici, un rapport tragique à l’histoire. Chant d’hiver est inauguré par ce qui se présente comme un double prologue ; l’un se situe durant la Terreur en France (un vicomte est guillotiné) avant que l’on ne bascule sur un théâtre d’opération militaire qui s’apparente à une région caucasienne – difficile de ne pas penser à la Géorgie natale du cinéaste et au récent conflit qui s’y est déroulé. On retrouvera dans le cœur du film se déroulant en France certains protagonistes aperçus dans ces deux segments ; le récit se présente d’ailleurs comme une sorte de cadavre exquis où circulent des personnages réversibles (on découvre Rufus en vicomte raccourci à la guillotine, puis en pope-chef de guerre – ce dernier retournant littéralement sa veste –, et dans une multitude de rôles ensuite).
Gueux et princes, aristocrates et damnés, chapardeurs, opprimés et policiers, Chant d’hiver réunit un monde croqué avec une tendre cruauté qui émane d’un talent d’observation du réel reformulé en un ballet burlesque où l’enchantement, la fraternité, la grâce, l’art et la culture, l’amitié viennent conjurer les douleurs, comme autant de substituts pour habiter un monde injuste, dur et froid. Si le film opère et charme, sa mécanique de récit est quelque peu arbitraire et rigide – elle pourrait autant s’étirer sur une heure que trois ou pourquoi pas davantage… C’est avant tout l’écriture cinématographique de Iosseliani qui porte le film, les plans séquences palpitent comme si l’on naviguait à l’intérieur de tableaux animés (sans que le cadre, loin de là, soit fixe), tandis que le sens de rythme – et de l’accélération brusque – est rarement pris en défaut. Bref, avec Chant d’hiver on est peut-être avant tout spectateur d’une mise en scène – des espaces, des corps et du temps –, mais en de si bonnes mains, cela n’a rien de désobligeant.
Un cinéaste du présent n’en cachait pas beaucoup d’autres…
On a fait connaissance avec Bi Gan dans cette section, avec un premier long métrage, Lu Bian Ye Can (Kaili Blues), qui a reçu le Prix du meilleur cinéaste émergent. Et l’on est bien d’accord : il émergeait largement de ce que l’on a pu découvrir de la compétition Cinéastes du présent, même si le Léopard d’or de cette section, Thithi de Raam Reddy, ne démérite pas. Cette chronique du deuil d’un centenaire, figure d’un village reculé d’Inde, par trois personnages archétypiques de sa famille (un vieux nonchalant, un matérialiste d’âge moyen et un adolescent convoitant une belle bergère) dispose d’une réelle ampleur romanesque et a le mérite de ne pas être assujetti au lissage « world » d’un « cinéma pavillonnaire » uniforme – une tendance que l’on avait déplorée lors du dernier festival de Cannes, avec notamment un film venu d’Inde, Masaan de Neeraj Ghaywan, comme parangon ; merci à Locarno de nous épargner ce type de produits calibrés.
Avec Lu Bian Ye Can (Kaili Blues – photo ci-dessus), on est en présence d’un geste vigoureux ouvrant des voies singulières dans la cinématographie de Chine : l’impressionnisme, l’onirisme, le légendaire, le fantastique, le cocasse (et de drôles de rupture de ton), ceci sans tourner le dos à un réel rugueux. Bi Gan, né en 1989, expérimente la narration, qu’il agence à une mise en scène audacieuse – cette audace ne se limite pas à un extraordinaire plan séquence d’une quarantaine de minutes dans la seconde partie, et signalons que ce coup de force dispose de sa logique dans un film jouant justement sur des continuités, discontinuités et paradoxes temporels.
Certains motifs évoquent indéniablement l’influence de Hou Hsiao-hsien (les trajets – en moto – vécus dans la continuité ; le travail sur la relation entre passage du temps, distance géographique et liens affectifs ; le décentrement et les digressions de la mise en scène par rapport à « l’action »). Mais bien heureusement Bi Gan réussit cette appropriation sans y être asservi. Difficile de restituer le récit de Kaili Blues en quelques lignes tant il est une matière mutante et complexe. Essayons : on suit principalement Chen Sheng, un médecin qui décide d’accomplir les dernières volontés de sa mère décédée ; ce périple de Kaili, la cité brumeuse où il vit, vers la bourgade de Dangmai s’accompagne de la recherche du fils de son frère – ce dernier, fantasque et irresponsable, l’a abandonné – et de la livraison de quelques effets de la part d’une vieille dame à un ancien compagnon, avec qui elle a partagé les tumultes de l’histoire chinoise sous Mao. Cette circulation entre passé et présent, entre les générations, les vivants et les morts, place le chronos au cœur du récit, entre temps retrouvé et temporalités délinéarisées, autant une façon de conjurer l’insatisfaction de la réalité contemporaine que les démons d’une histoire douloureuse et tragique. En festival, il arrive que l’on vitupère et rouspète, il y a aussi ce plaisir, rare donc précieux, d’avoir l’impression de découvrir un cinéaste, qui témoigne ici d’une stimulante ambition pour son art. On ne criera pas au génie concernant Bi Gan, on se contentera de formuler un fort enthousiasme et d’espérer une passionnante filmographie à venir.
Ce que l’on a vu de ce concours « Cinéastes du présent » 2015 n’a pas toujours convaincu, notamment Dead Slow Ahead de Mauro Herce (Prix spécial du jury Ciné +), qui présentait tous les atours de la bestiole festivalière : la méditation visuelle sur fond de musique concrète prenant place sur un cargo qui s’offre en allégorie de notre époque. Il s’agit d’un cinéma très plastique, remarquable dans sa réalisation – tout est même complètement impeccable et impressionnant – qui consiste à épater la galerie et à dérouler une idée. Mais le film reste malheureusement cette idée, fixe et figée. Une certaine indifférence émane aussi des Êtres chers (photo ci-dessous) d’Anne Emond, roman d’une famille où circule une mélancolie suicidaire entre les générations, dont le volontarisme émotionnel fait qu’il est globalement forcé, même s’il ne s’agit pas d’un film spécialement antipathique.
De même concernant Keeper de Guillaume Senez, dont l’enjeu dramaturgique (un couple d’adolescents de 15 ans décident de garder l’enfant qu’ils attendent) n’est pas accompagné d’un geste cinématographique propice à dépasser un naturalisme ronronnant. Si Olmo & the Seagull de Petra Costa et Lea Glob se présente comme une expérience jouant sur un trouble entre régime documentaire et fictionnel, on est un peu embarrassé par la complaisance qui en émane. Dommage car ce portrait d’une actrice empêchée par sa grossesse de participer à une tournée de sa troupe théâtrale jouant La Mouette de Tchekhov recèle de vrais enjeux, notamment ce beau geste d’offrir à cette comédienne désœuvrée une scène de substitution – un film dans lequel se mettre en scène. Il y avait aussi ici une belle occasion d’explorer le principe renoirien de la contamination de la vie par la scène, mais ce motif n’est pas spécialement travaillé.
Dream Land de Steve Chen a fait partie des propositions retenant l’attention, on y retrouve d’ailleurs, comme chez Bi Gan, l’influence de Hou Hsiao-hsien, mais aussi ici de Jia Zhang-ke ou encore d’Apichatpong Weerasethakul (dans la manière de faire revenir le passé). Dans un tableau du présent (une jeune femme pimpante qui vend des projets immobiliers, dont la vie sentimentale bat de l’aile, part dans une station balnéaire provinciale) infuse progressivement des résurgences du passé traumatique cambodgien. Dream Land (photo ci-dessous) est un étrange film, cotonneux et somnambulique, où une entêtante mélancolie flotte dans les lumières diaphanes et l’épaisseur de l’air tropical.
On a aussi découvert un film hirsute et pas forcément très réussi, mais de ceux que l’on retient : Dom Juan d’après Molière, que Vincent Macaigne – familier du théâtre comme metteur en scène et dramaturge – plonge dans un présent scabreux, hypersexué, maladivement travaillé par le narcissisme. On est dubitatif, notamment parce que le récit peine à avancer de manière dynamique, aussi la figure de Dom Juan est éclatée d’actes en actes, de scènes en scènes, sans jamais, ou trop peu, se réunir – Sganarelle est d’ailleurs plus passionnant, car il vit au cours du film une réelle trajectoire, partant d’une bouffonnerie outrancière pour aboutir à une poignante dimension tragique. Mais ce qui attire l’attention est plutôt l’évident appétit cinématographique de Macaigne, ceci dans le cadre d’un film tourné en 13 jours avec la troupe de la Comédie française. Si le cinéaste a souvent tendance à remettre une pièce dans le juke-box pour relancer la machine (au sens propre, avec les déluges musicaux, de classique ou de morceaux contemporains), il se pose en metteur en scène parfois très inspiré, notamment dans les choix d’éclairage. On pense notamment à la séquence de la barque sur le lac traitée à la manière d’une toile symboliste – entre Odilon Redon et Arnold Böcklin –, suivie de celle où Dom Juan séduit la paysanne Charlotte. Il y a à cet égard une générosité, un accueil de l’artifice, une création d’états et d’atmosphères où l’interaction comédiens-décors fonctionne de façon très convaincante.
Beaucoup moins hirsute mais plus abouti, Le Grand Jeu de Nicolas Pariser traite, sans la nommer, de l’affaire Tarnac – signalons au passage, hasard amusant, que la charge de terrorisme a été officiellement abandonnée durant le festival. Le film suit la trajectoire d’un écrivain qui n’écrit plus après avoir été remarqué pour un ouvrage au début des années 2000 ; ce Pierre Blum (très bon Melvil Poupaud) entre en relation avec Joseph Paskin (André Dussollier), homme d’influence animant les cabinets noirs de la République, souhaitant présentement faire tomber le ministre de l’Intérieur.
Le Grand Jeu n’est pas sans quelques écueils (l’histoire sentimentale entre Pierre et une jeune militante patine un peu et peine à s’entrelacer avec l’ensemble même si elle a toute sa légitimité dramaturgique), mais il y a une conviction, une qualité d’écriture des dialogues souvent exquise, une mise en scène discrète et précise – citons la scène d’ouverture très inspirée : l’exfiltration d’une figure du gauchisme (avatar de Cesare Battisti) dans un ballet sans parole prenant place dans un morne hôtel de banlieue où s’animent des hommes aux costumes sombres qui s’engouffrent bientôt dans des berlines lancées dans une nuit d’un noir profond. On apprécie aussi que Pariser appréhende dans une sorte de premier degré la fiction politique paranoïaque – c’est-à-dire sans faire des manières, ni s’emberlificoter dans la relecture de la relecture d’un genre par ailleurs globalement délaissé et/ou malmené par le cinéma français.
« Signs of Life », effectivement…
Certaines réjouissances se trouvaient en dehors des compétitions, ce fut notamment le cas d’une séance de la section « Signs of Life », composée du court L’Architecte de Saint-Gaudens et de Deux Rémi, deux de Pierre Léon, ce dernier poursuivant son travail d’adaptation de Dostoïevski, ici Le Double, second roman de l’écrivain russe. Le film de Julie Desprairie (chorégraphe) et Serge Bozon (à la réalisation) porte bien son titre puisqu’il se met dans les pas de l’architecte de cette petite ville pyrénéenne, lequel chante sa geste architecturale, tandis que la population se met en branle et danse dans ses espaces de vie ainsi configurés par un autre. Vérité des corps et des lieux, artifices du cinéma – la danse, le chant et la musique – tout en ayant tourné en lumière naturelle, l’aspect cocasse et impur du film n’empêche pas un beau dialogue, plein de tensions, entre, d’une part, l’architecture écrivant l’espace et contenant les corps, et d’autre part les corps s’appropriant et écrivant ces mêmes espaces. Se loge ici une question éminemment politique : comment décider du bonheur d’autrui et du bien commun ?
Projeté dans la foulée, Deux Rémi, deux (photo ci-dessus) est une comédie fantastique charmante et drôle (ouf!), potache et sophistiquée, nonchalante et tout à fait précise. L’argument pourrait autant être celui d’un film des frères Farrelly que d’une screwball comedy pleine de quiproquos ou encore d’un Jerry Lewis en mode Jekyll/Hyde : Rémi (Pascal Cervo), trentenaire falot, doit tout à coup partager sa vie avec un double sémillant, entreprenant, pour le moins encombrant car bien peu flatteur pour sa réputation. La « troupe » de comédiens témoigne d’une grande générosité, avec une mention spéciale pour un Bernard Eisenschitz déchaîné et hilarant. Il s’agit aussi d’un film sur la lumière et la couleur (signalons l’admirable travail du chef opérateur Thomas Favel), et c’est peut-être dans ces variations, artifices et leurres que s’inscrit une abyssale interrogation : comment coïncider avec soi-même ?
On attribuera pour finir, de façon tout à fait arbitraire, un Léopard d’or officieux à L’Accademia delle Muse de José Luis Guerín, programmé dans cette section « Signs of Life ». S’il ne s’agit pas de cinéma expérimental, on parlera de film-expérience partant d’une situation pédagogique : Raffaele Pinto, philologue plein de faconde, distille des cours de poésie à une assemblée attentive. Le film débute dans une esthétique pauvre et raide : champ et contrechamp, émission et réception de la parole – le montage, ne « distribuant » pas mécaniquement la parole, donne toutefois la part belle à l’écoute. Si L’Accademia delle Muse ne réside pas en une quelconque recette façon Guerín, on retrouve bien les composantes de son cinéma : l’incertitude et le vertige entre les régimes fictionnels et documentaires, le portrait au sens pictural, le dialogue entre art cinématographique – à la fois synthétique et impur – et culture classique ; ici on jongle entre Dante, Héloïse et Abélard, Lancelot et Guenièvre, Orphée et Eurydice, etc. La femme de Raffale Pinto est peu convaincue par la pédagogie un peu trop participative de son époux, qui fricote avec ses étudiantes, partant en week-end avec l’une d’elle, en « voyage d’étude » en Sardaigne avec une autre, laquelle conte fleurette à un beau berger.
Partant de cette situation pédagogique, la praxis prolonge ainsi la parole, cette dernière devient actes et situations (de séduction, de badinage amoureux), dans un film qui capte et révèle le mouvement de la pensée, où les corps prennent régulièrement le relais des mots – on pense ainsi au cinéma de Rohmer. Il y a dans L’Accademia delle Muse un mouvement d’élévation, notamment des personnages, vers l’imaginaire et le romanesque, vers la beauté aussi – tout particulièrement cette jeune femme au nez retroussé et à la frange un peu trop clairsemée, que Guerín transforme en une sorte de créature hollywoodienne, avatar d’Audrey Hepburn. La mise en scène suit ce mouvement, Guerin choisit des places de caméra troublantes, travaille la disjonction entre espace sonore et visuel, et fait naître une sorte de double langage de l’image en utilisant les reflets « surimpressionnistes » des vitres. Film perpétuellement polymorphe et transformiste, L’Accademia delle Muse est tout à fois un feel good movie, un essai cinématographique vertigineux traversé par une utopie (la poésie qui agirait sur le monde), une machine fictionnelle puissante et jouissive.