Dans les années 80, Pierre Léon fut un temps critique de musique classique à Libération. Il y fit la rencontre de Louis Skorecki, officiant dans les pages cinéma, qui lui prêta Deux femmes sérieuses, unique roman de Jane Bowles paru en 1947. Livre qui lui plut tant que le jeune cinéaste d’alors l’adapta, en 1988, pour son premier long métrage officiel – œuvre devenue invisible depuis, Léon ne s’étant pas acquitté des droits de l’ouvrage. Près de 30 ans et une quinzaine de films plus tard, Pierre Léon revient, sans doute dans une inconsciente malice, au chiffre deux pour son dernier long métrage, Deux Rémi, deux, réalisé dans une économie que l’on sait fragile mais qui, à l’écran, lui confère, dans un joyeux renversement des perspectives, sa précieuse simplicité et ce sentiment d’urgence brûlant.
Deux, donc, pour double, comme le titre du deuxième roman de Fiodor Dostoïevski, Le Double, paru en 1846, auquel Léon emprunte la trame de son nouvel opus. Ce n’est certes pas la première fois que le cinéaste né à Moscou tricote ses films comme un artisan obsessionnel à partir des canevas des romans de l’écrivain russe – songeons à son Adolescent réalisé en 2000 ou son Idiot en 2007 – mais gageons qu’il y trouve aujourd’hui la pleine possibilité pour y affirmer plus solidement son penchant pour la comédie. Car si Deux Rémi, deux part du même postulat que son pessimiste modèle, Léon le fait très vite basculer dans une réactualisation contemporaine où la réalité de notre société – et en premier chef, le monde du travail – sert de tremplin vers la fantaisie. Fantaisie ? Oui, sous la forme de l’arrivée inattendue dans la vie d’un ordinaire employé d’une entreprise de service pour animaux (sobrement nommée « Chat va bien ») de son double. De l’apparition de cette projection hallucinée va naître tout un jeu de dérèglements dans le cadre (de cinéma / de vie) plan-plan de Rémi Pardon, variation 2.0 du Goliadkine de Dostoïevski sous les traits de Pascal Cervo (dont on avait déjà pu percevoir la grâce féline dans Dernière séance de Laurent Achard ou plus récemment Nuits blanches sur la jetée de Paul Vecchiali). Campé également par Pascal Cervo, le nouvel arrivant, dont la présence n’étonne étrangement personne, se verra confier, au vu de ses capacités de séduction, de nouvelles tâches au boulot et recevra l’approbation sociale de ses collègues – toutes choses auxquelles Rémi n’accédera jamais.
Corps d’harmonie
Ce que Léon cherche à travailler, c’est donc cet ordinaire confronté à son double littéralement « extra-ordinaire », ce temps d’une double présence qui distord le récit – un temps, disons plutôt un tempo, tout aussi banal que la vie de Rémi, fait d’allers-retours entre le boulot et le bistrot. Tempo qui se fait jour, dans le tranchant de son montage, au sein de la radieuse cité bordelaise, au hasard des déambulations de son personnage principal au bord de la Garonne ou dans les rues pavées le conduisant à son domicile qu’il partage avec son frère (belle idée que celle de voir Serge Bozon l’interpréter tant son cinéma rôde aux alentours). Tempo aussi que Léon affûte brillamment en ne cessant pas d’accorder une importance capitale, si ce n’est primordiale, à la musicalité de son film : si Deux Rémi, deux est ainsi bercé régulièrement par la même mélodie d’Alexander Zekke (variation autour de trois notes : Do, Ré, Mi), la présence régulière de boîtes à musique ou encore une chanson marmonnée par le double ivre de Rémi, le cinéaste imprime à son œuvre une tonalité singulière dans le soin apporté aux dialogues. Soin qui donne l’impression rare d’entendre des choses dites pour la première fois et dont le sens serait recouvert par un discret voile sonore. Il faut ainsi tendre l’oreille lorsque Serge Bozon lit à voix haute dans son lit Oncle Vania de Tchekhov en anglais pour saisir à quel point Léon travaille littéralement sur l’articulation (du corps et des mots) de ses acteurs (leur propre diction et gesticulation, en résonance avec le timbre et le comportement des autres) comme un chef d’orchestre attentionné avant la levée du rideau – ne songeons qu’à la magnifique scène où Serge Bozon et Jackie Raynal jouent du piano à quatre mains, faisant écho à cette idée que l’on peut tout aussi bien jouer ensemble alors que personne ne parle. En somme, si Rémi se voit doublé, c’est ainsi, peut-être avant tout, au sens d’une répétition, aussi musicale soit-elle.
On aura alors peut-être le sentiment, ici plus qu’ailleurs, que les acteurs qu’a choisis Léon inventent littéralement sa mise en scène, dans un même mouvement contradictoire de mise au diapason. S’y fait ressentir le plaisir communicatif qu’éprouve le cinéaste à assembler ou à isoler dans un même plan ses interprètes (Luna Picoli-Truffaut, Jean-Christophe Bouvet ou Bernard Eisenschitz) comme autant d’instruments (à vent, à cordes ou de percussion) résonnant dans un capharnaüm bigarré qui n’en oublie pas d’être élégant dans son rapport à l’espace déployé – toutes les séquences dans la société où travaille Rémi constituent ainsi un modèle de découpage propre à faire surgir le rire chez le spectateur le plus réfractaire à l’entreprise que mène Pierre Léon. Si un mystère drolatique enveloppe ainsi Deux Rémi, deux, il ne faudrait pas négliger pour autant le sentiment d’inquiétude généralisé que le cinéaste distille tout au long de son métrage. « J’ai l’impression que quelqu’un me surveille » est la première phrase prononcée, de mémoire, par Rémi à son réveil lorsque le film démarre – personne ne sera étonné de le voir déambuler, quelques scènes plus tard, rue de l’Observance. Impression qui ne sera que renforcée durant l’heure de la projection, moins sans doute par l’apparition de ce double parasite qui n’est que le symptôme le plus visible de la schizophrénie de notre société, que par l’aliénation à soi-même et cette injonction de représentation permanente qui travaille en profondeur notre quotidien (réseaux sociaux y compris). Soit la lutte (politique ?) d’une mise en scène contre une autre.