En faiseur consciencieux qu’il est, Jérôme Salle aborde le biopic, un genre nouveau pour lui, en déployant les grands moyens à sa disposition. Et comme souvent dans le cinéma français à grands moyens, ceux-ci tendent à s’appesantir au détriment de la fin : la vérité du sujet, l’envie sincère de le raconter au-delà des banalités académiques d’usage, l’expression d’une vision prononcée.
Plongée en professionnel
L’Odyssée narre les aventures publiques et privées du commandant Jacques-Yves Cousteau, entre son invention du détendeur pour scaphandre autonome dans les années 1940 et le début de son engagement pour la préservation des océans dans les années 1970, après avoir largement popularisé ce milieu à la télévision. Or, ce qui saute le plus aux yeux reste les grosses balises que s’installent le réalisateur, son coscénariste, toute son équipe de production pour s’assurer que l’ouvrage tienne debout et témoigne du beau travail de tout le monde (il est certain qu’on retrouvera ce film aux prochains César), en jouant sur des cordes conventionnelles tout en faisant mine de présenter un regard novateur. Systématiquement, comme gage d’un savoir-faire digne des meilleurs professionnels, la mise en scène se rabat sur un registre formel purement illustratif pour lisser son récit et étayer machinalement des situations standard : les travellings meublant l’espace plus qu’ils n’expriment des sentiments, les dialogues n’échappant pas au piège du « trop écrit »… Les efforts pour créer des scènes à l’efficacité « classique » se voient même parfois un peu trop : ainsi, quand un personnage doit annoncer la mort accidentelle de Philippe Cousteau à sa mère, Salle se complique-t-il la tâche en invoquant un prétexte idiot pour faire jouer dans le film un concerto de Vivaldi tandis que Simone s’effondre en larmes.
Même la beauté des images des fonds marins, renvoyant évidemment à celle révélée pour la première fois aux écrans par les caméras de Cousteau, ne touche guère : la grâce des « premières fois » n’est plus là, remplacée par le caractère glacé d’une mise en lumière certes soignée mais sans grand charme. Par deux fois seulement, de telles images parviennent à intriguer, justement à rebours de leur joliesse apprêtée. La première est une scène de suspense efficace avec un plongeur-caméraman téméraire jusqu’à l’inconscience (Philippe Cousteau) au milieu d’un banc de requins en expansion. L’autre est une délicate scène de désillusion : le même Philippe revisite un lieu sous-marin où la lumière et la vie ont enchanté son enfance ; or la lumière est toujours là, mais plus la vie. Le fait que le fils Cousteau soit au centre des rares scènes vraiment intéressantes n’est pas tout à fait fortuit : après tout, le récit n’a-t-il pas fait de ce personnage le principal révélateur des aspérités du portrait de son illustre père ?
Car l’argument principal de ce biopic est évidemment là, si convenu qu’il soit lui-même. À rebours des célébrations passées et de la violence des polémiques récentes (sur le comportement fort peu respectueux de l’environnement de ses premières expéditions, manifeste dans son film Le Monde du silence que d’aucuns semblent redécouvrir), L’Odyssée entend dresser un portrait nuancé de l’explorateur, retraçant notamment sa mue en homme de télévision fabriquant complaisamment son image publique, s’intéressant aussi à son comportement pas toujours délicat vis-à-vis de sa famille. Sur le papier, en ressortent certains détails prometteurs, et d’autres moins (tout dépend de combien de fois on les a déjà vus dans d’autres biopics académiques), mais le vrai problème est que devant la caméra appliquée de Salle, même les éléments de scénario les plus intéressants a priori ne sont guère mieux traités que comme des passages obligés vers une visions communément admise. Ainsi, le portrait du Commandant Cousteau ne pourra-t-il que se conclure sur la version conventionnelle qu’il a lui-même cultivée pour le monde entier, celle du défenseur des océans soutenu par sa famille, comme si toutes les péripéties prétendant brouiller cette image n’avaient en réalité tendu que vers cela.
Œdipe en mer
Deux scènes consécutives illustrent trop bien cette progression machinale. Dans la première, JYC vient chercher Philippe, qui a quitté la Calypso avec fracas suite à un désaccord avec son père, et le prie de revenir ; l’autre lui oppose une fin de non-recevoir, ils se quittent sur une note amère. À la scène suivante, la Calypso se prépare à reprendre la mer, et surprise : Philippe débarque à la dernière minute, prêt à embarquer, le bonnet rouge de l’équipage déjà sur la tête. Ce bonnet rouge, on s’en souvient, c’est le signe de reconnaissance que le Commandant a adopté pour être identifié à la télévision, la marque de fabrique de son image, qu’il a fait adopter au reste de l’équipage ; Philippe, en quittant la Calypso, a violemment rejeté cette image fabriquée, la réalité moins séduisante qu’elle camoufle, l’égocentrisme de l’entreprise paternelle. En le voyant reparaître portant cette marque de fabrique, déjà de nouveau conformé au déguisement du père (même s’il s’apprête à peser sur l’orientation future de la Calypso), sans que l’on ait assisté à son acte de rendosser ce costume et de renoncer à son indépendance, on se dit que le film prend ce renoncement comme un passage obligé, un changement naturel, une soumission au cours des choses qui va de soi ; et on regrette ce manque de parti-pris.
On le regrette d’autant plus que L’Odyssée prend précisément pour élément moteur cette relation père-fils pas très simple, exposant à l’envi des motifs d’ambiguïté. Philippe est de toute évidence le fils préféré de Jacques-Yves, mais la propension du premier à chercher l’aventure à l’instar du second gêne un peu ce dernier aux entournures, en particulier quand elle le renvoie involontairement à un échec enfoui, sa carrière avortée d’aviateur. Bien étayée sur le papier du scénario, cette relation n’échappe néanmoins pas à l’effet néfaste de l’usinage professionnel mais impersonnel à l’œuvre : une réduction à des caractérisations déjà vues dans le genre. Le film semble notamment passer à côté d’un aspect troublant qu’il touche pourtant du bout du doigt : une certaine cannibalisation des talents du fils dans l’entreprise du père, à laquelle Philippe offre allègrement ses idées de filmeur et, plus tard, sa conscience écologiste, lesquels dons seront immanquablement assimilés dans l’image Cousteau. Là encore, c’est l’habitude académique de traiter le récit comme une succession d’étapes carrées et standardisées qui empêche le film de tirer de cet aspect toute la violence qui pourrait le rendre intéressant.