En pause de la langue française et de la franchise Largo Winch, Jérôme Salle confirme avec Zulu qu’il est un des faiseurs les plus consciencieux du cinéma de genre français, sans pour autant se distinguer en termes de personnalité. Tourné en Afrique du Sud avec des acteurs du cru et deux vedettes hollywoodiennes, son nouveau film assure le service minimal du polar en contexte exotique avec personnages accidentés de la vie (en tête deux policiers de Cape Town, un Noir et un Blanc, chacun portant son poids du défunt régime d’apartheid) et enquête à tiroirs (le meurtre d’une jeune fille qui, de fil en aiguille, ramènera les enquêteurs face aux vieux démons du pays) menant jusqu’aux frontières de la loi et même au-delà. Mais tant d’éléments originaux ne peuvent pallier tout à fait le manque d’inspiration. Les lieux, si évocateurs et prometteurs qu’ils puissent être, ne suffisent guère quand ils sont à peine mis en valeur. Quant à la recette académique d’une adaptation compétente (l’illustration, même partielle, d’un roman dense par un filmage soigné), elle peut difficilement faire des miracles quand les tics du professionnalisme continuent de se faire sentir. On pense au jeu d’acteur consciencieux mais un peu téléguidé (en particulier chez Orlando Bloom, qui sue à grosses gouttes pour faire sortir le charisme qui lui a fait défaut dans toute sa carrière antérieure), mais surtout à une certaine balourdise télévisuelle du récit qui, s’aventurant sur le terrain endolori de la mémoire et de l’histoire, ne sait se retenir de boucher chaque faille mémorielle à coups de flash-backs anamorphosés, comme terrifié par les simples notions d’ellipse et de hors-champ.
Chacun sa croix
Cette pesanteur de marche forcée dans le traitement des caractères et de la mémoire participe aussi à un phénomène un peu étrange, voire gênant, au sein du film. Résultant d’une adaptation où on a souhaité resserrer la densité (due notamment à ses multiples personnages) du roman originel de Caryl Ferey, Zulu se montre d’abord sous les atours familiers du buddy-movie, mais une nuance vis-à-vis du schéma classique du genre apparaît peu à peu. La plupart des buddy-movies maintiennent les deux partenaires ensemble, s’opposant dans le même espace pour finalement être logés à la même enseigne par le récit. Zulu, au contraire, laisse les deux flics agir plus souvent chacun de leur côté, montrant à quel point chacun a ses propres problèmes à régler vis-à-vis de sa petite histoire assombrie par la grande. L’ambition de changer les règles afin de mettre en avant la variété des blessures laissées par l’apartheid est louable, mais elle a ici un effet pervers : plutôt que de montrer comment un passé collectif pèse sur des vies fort différentes, le film souligne au fil des scènes ce qui sépare constamment les deux hommes. Que chacun fréquente avant tout des gens de sa propre ethnie, cela ne gêne évidemment pas. Mais le film a une manière plus insidieuse de mettre chacun d’eux dans une case. L’un a vu son passé l’affecter moralement, le faire sombrer dans l’alcoolisme et laisser partir sa famille en miettes – impact lointain et pas irréversible ; l’autre, cependant, a été marqué par d’autres dans sa chair, diminué, et à vie. L’un se comporte avec désinvolture mais verra le gouffre où cela peut le mener ; l’autre essaie de se comporter en sage, mais finira par trouver ses limites. L’un aura in fine l’opportunité de panser ses plaies ; l’autre paiera le prix fort en essayant. Ainsi le scénario instaure-t-il discrètement entre eux une symétrie inversée, mais ce qui dérange surtout est que celle-ci est prévisible à peu près dès l’exposition des personnages où, une fois connu le fardeau de chacun, on peut déjà pressentir comment il va évoluer en fonction de son bagage personnel (très peu en fonction de l’autre), sans que le film manifeste l’intention de changer cette donne biaisée.
Ajoutons à cela l’apparition en filigrane d’un discours polémique assez douteux sur la tentative du pays d’enterrer l’apartheid, formulé au détour d’une scène de repas cédant au prêchi-prêcha pour être accrédité en creux par la suite (en gros, la Commission Vérité et Réconciliation suscitée par le président Mandela n’aurait servi à rien, certains racistes ne méritant que d’être exécutés). On en arrive alors à ce phénomène étrange et gênant : qu’un film qui fait mine de se pencher sur les tourments d’un pays ayant mis fin à la discrimination d’État – sans l’enterrer tout à fait – se comporte d’une manière aussi discriminatoire (au sens plus large, certes, mais le mot fâche toujours autant) dans son récit. Il ne s’agit évidemment pas, en disant cela, de prêter à Zulu quelque discours politique conscient : il semble qu’il faille plutôt incriminer le manque de point de vue du cinéaste qui, tout à sa tâche de trousser un polar solide avec arrière-plan historique et politique, a négligé la portée politique de la représentation qu’il a choisie.