Peu après le mentor mélancolique invoqué par Francis Ford Coppola dans Twixt, voilà Edgar Poe redevenu un personnage de fiction cinématographique. Cette fois-ci, cependant, le malheureux se retrouve prisonnier de son propre univers imaginaire – un sort qu’aucun des ténors de la terreur littéraire au XIXème siècle ne lui enviera. Quoique – toute l’horreur de la situation dépend avant tout des personnes qui vont vous mettre en scène : avec James McTeigue, par exemple, on a certainement à faire à un amateur éclairé, mais qui demeure incapable d’atteindre le cœur de l’univers de son auteur-thème. D’où une malédiction finalement bien tranquille, et un ennui poli.
Et pourtant, dès ses premières images, L’Ombre du mal veut se placer en tant que document, révélation sur les derniers jours mystérieux d’Edgar Allan Poe : il s’agit de proposer une thèse quant à la raison, aujourd’hui encore indéterminée, de sa mort, le 7 octobre 1849, à Baltimore. À film se voulant à thèse, il nous faut un Poe crédible : foin de la figure évanescente – et pourtant ô combien plus évocatrice de l’auteur ! – proposée par Coppola, Poe prend ici les traits de John Cusack. L’acteur, qui porte raisonnablement bien la barbe et les vêtements « à la Poe », compose un personnage étonnant, hystérique hypersensible dont le talent et l’obsession littéraires s’expriment dans un babillage permanent, une tendance obsessionnelle à remplir l’espace par la parole. Est-ce à dire que Poe est devenu un personnage de fiction pure, et non la citation-hommage que l’on attendait ? Voire, ô fol espoir, que les scénaristes – dont une Hannah Shakespeare, tout de même ! – se seraient approprié pleinement l’univers de Poe ? Mais non. L’Ombre du mal procède selon une mécanique narrative simple, éprouvée : Edgar Poe est impliqué dans l’intrigue, dans un premier temps par la police, puis par un assassin qui reproduit les crimes décrits dans ses romans. Le réalisateur James McTeigue est bien semblable à cet assassin, qui en guise d’hommage ne sait que reproduire, sans jamais y apporter une once de personnalité.
Ainsi, le récit est jalonné de citations des œuvres de Poe, des reproductions serviles qui évoquent autant les écrits de l’auteur que les adaptations cinématographiques – celle du Puits et le Pendule de Roger Corman en tout premier lieu. Le manque de personnalité esthétique est aussi sensible dans la création d’un Baltimore sans saveur : l’essentiel des séquences se passent en dans des intérieurs exigus, aisément reproductibles en studios, à l’exception notable d’un grand bal qui tient autant du Fantôme de l’opéra de 1925 que du Judex de Feuillade. Les extérieurs sont baignés d’une brume omniprésente, supposant la présence d’un assassin cousin du spectre de l’éventreur londonien, ou éclairés à la lanterne dans une esthétique dorée : un style de photographie qui n’est pas sans évoquer les extérieurs de Londres déjà vus dans le V pour Vendetta du même James McTeigue – qui n’est surtout pas sans évoquer une vision sans originalité du XIXème à l’écran.
Le réalisateur James McTeigue reste, à la vision de cette Ombre du mal, une énigme. Semble-t-il peu désireux de capitaliser sur la popularité de son V pour Vendetta, ce poulain des frères Wachowski est ensuite parti donner dans le film de ninja, avec un Ninja Assassin sorti chez nous directement en DVD, pour passer ensuite au film qui nous occupe aujourd’hui. Bien malin qui pourra dégager de cette filmographie un soupçon de thématique centrale. Qu’est-ce qui a placé James McTeigue au chevet d’Edgar Allan Poe ? Une passion personnelle, un simple travail de commande ? Mystère. La méthode de travail du réalisateur semble avant tout s’apparenter au travail d’un copiste. Peut-être ces citations des livres ou films du corpus Poe sont-elles voulues comme des hommages humbles et complices : à l’écran, n’apparaît cependant qu’une accumulation de scènes obligées, sans la moindre passion pour les animer.
Sous la plume de ses scénaristes, l’Edgar Poe de L’Ombre du mal se veut un être toujours au bord du chaos, de la folie, du désespoir : jamais, pourtant, le film ne saura laisser à apercevoir les abîmes censés habiter l’auteur. Le film reste du côté de la loi, de la normalité, avec une intrigue d’une parfaite linéarité, qui nous emmène sans nous passionner vers une conclusion artificielle, détachée du reste de l’intrigue. Le film se montre terriblement complaisant dans l’horreur graphique : voir, pour s’en convaincre, la boucherie sans nuance de la scène inspirée du Puits et le Pendule – et le sang pénètre, ainsi, tout le film. Que ce sang soit utilisé, à un moment, comme l’encre avec laquelle un des indices est rédigé est une belle idée : Poe, obligé de n’écrire plus qu’avec cette encre ô combien horrifique… Une idée qui, comme les ténèbres entrevues dans la scène du chien précitée, reste lettre morte.
Que le rendez-vous avec Edgar Poe soit manqué ne gêne pas particulièrement, finalement : le personnage-prétexte aurait pu sans mal être utilisé dans un film à l’intrigue bien construite. Mais, lorsqu’on se pique de s’aventurer dans le tourbillon de l’horreur littéraire, il faut céder à la passion – une passion dont L’Ombre du mal est, du scénario à l’image, tristement dépourvu.