Pour son troisième film depuis qu’il s’est libéré du joug des grands studios américains, Francis Ford Coppola développe une œuvre au contenu déroutant, tant sur le plan formel que dans les multiples fractures que contient le récit. Mais derrière ces chatoyants oripeaux se cache une entreprise inquiète et nostalgique, parasitée par une tentation démiurgique qui tourne par moments à l’exercice en roue libre.
Depuis son retour aux affaires en 2007 avec L’Homme sans âge, Coppola s’est imposé trois règles : écrire lui-même le scénario de ses films, que l’œuvre en question ait nécessairement un écho personnel, et que le tout soit autofinancé afin de maximiser sa liberté artistique. Comme le signe d’un repli sur soi où le désir, à l’automne de sa vie, de ne traiter que des choses importantes, de réduire la démarche et le résultat à l’essentiel. Pourtant, le cinéma de Coppola n’a jamais véritablement réussi à se départir d’une de ses composantes fantasques, que l’on retrouve ici et là au gré d’une filmographie imposante : un certain goût pour la démesure qui cache en son sein l’empreinte d’un rapport souvent particulier au temps. C’était le temps de la saga familiale pour la trilogie du Parrain, c’était l’attente anxieuse de la rencontre avec le colonel Kurtz dans Apocalypse Now, ou bien l’écart d’âge entre un corps et un esprit qui habitent Jack et, bien sûr, L’Homme sans âge. Il y aurait bien d’autres exemples à donner mais, à la vision de ce Twixt, on pense plus évidemment à Rusty James, par cette façon dont le montage figure un temps suspendu et incertain (et grâce, aussi, à un personnage « miroir » du Motorcycle Boy de Mickey Rourke), comme la révélation d’un désœuvrement face à ce facteur immaîtrisable.
C’est là toute la beauté de l’approche narrative de Twixt, faisant d’un temps perdu, refoulé, la matière d’une déambulation à travers un rêve charmeur et horrifique. Hall Baltimore (Val Kilmer), sorte d’alter ego ironique du cinéaste – un scribouillard de littérature de seconde zone sur le déclin – se retrouve, au gré d’une dédicace dans un trou paumé des États-Unis, pris dans une étrange aventure qui mêle une pseudo intrigue policière avec des pérégrinations oniriques. La démesure de ce petit récit vient se loger dans les strates d’une mise en scène décomplexée, symbole d’une liberté de ton toujours guettée par la menace de la coquetterie de trop : split-screens, couleurs criardes qui côtoient une blafarde nuit américaine, décadrages, plongées, et même deux séquences en 3D (à ce sujet, Coppola a le mérite de prendre cette technique au pied de la lettre : un pur gadget de jouissance des volumes et de la profondeur de champ, qui vient faire un petit tour et puis s’en va). Le récit prend également d’inhabituels détours, entre une séquence d’ouverture qui lorgne vers la parodie du film horrifique (appuyée par la voix rocailleuse de Tom Waits), quelques scénettes au comique pompier, et des élans macabres d’une grande noirceur. Les ficelles volontairement grosses de l’intrigue, ainsi que l’aspect ostentatoire des références (roman gothique, apparitions d’Edgar Allan Poe, fantômes, vampires), achèvent de composer un tableau surchargé et parfois brouillon.
Que faire, alors, de tous ces artefacts ? Déjà, constater qu’ils représentent dans un premier temps une sorte de « lâcher prise », un cinéma où la maîtrise serait en péril, en même temps qu’il convient de revenir immédiatement sur cette hypothèse : le récit ménage quelques élans un peu fous et incontrôlables, mais il s’empresse bien vite de les ramener au bercail d’une logique binaire qui livre peu à peu les clés de l’intrigue entre rêve et réalité. C’est plutôt dans l’idée de jeu que se trouve la piste la plus convaincante, au sens où Coppola, libre de faire ce qu’il entend avec ses propres deniers, prend maintenant plaisir à mélanger les codes et brouiller les conventions. Il n’est pas interdit d’en voir les limites et de penser qu’il fait preuve de fortunes diverses dans l’exécution de cet exercice, si ce n’est que le cœur du film, le « secret » de l’intrigue nous ramène vers quelque chose de plus intime, de moins ouvertement foutraque.
Il faut, pour cela, en revenir à la thématique du temps, car toute l’intrigue de Twixt opère un retour inexorable vers un passé douloureux. C’est là tout le sens des séquences oniriques où Edgar Allan Poe guide Baltimore, par le biais d’une histoire d’enfants assassinés (ainsi que celle de Virginia, épouse défunte de Poe), vers une blessure secrète qu’il partage avec le cinéaste. La révélation en est infiniment touchante, car elle s’inscrit à l’écran en une étrange surimpression, où Coppola affirme clairement que ce refoulé est autant le sien que celui de son personnage. La fulgurance de ce traitement vient apporter le minimum de clarté nécessaire ; le deuil de la perte d’un enfant prend alors toute la place qui sourdait depuis le début du film, et laisse finalement à penser que Coppola, derrière cette tendance réaffirmée à n’en faire qu’à sa tête, a encore des choses à partager avec nous.