Dans une Angleterre – presque – fictionnelle, le gouvernement fasciste a pris le pouvoir. Face à lui, seul se dresse V, énigmatique terroriste libertaire et masqué, qui sauve et recueille la jeune Eve. Adapté d’un chef-d’œuvre de la culture comics, le film s’éparpille entre spectaculaire et subversif, pour ne finir par être qu’un blockbuster « période Matrix » de plus.
V for Vendetta est la dernière adaptation cinématographique tirée des comics d’Alan Moore, scénariste dont l’œuvre a déjà été douloureusement déformée dans From Hell, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires et Constantine. Autant dire que le projet, devenu mythique à force de susciter l’intérêt de nombreux réalisateurs tels que Terry Gilliam, était à même d’inspirer chez les fans autant d’effroi que d’espoir. Finalement, cette nouvelle transcription de son œuvre à l’écran devrait faire date, puisqu’elle est en même temps la plus fidèle et la plus ratée de toutes. Les Wachowski, à la production et au scénario, ont manifestement eu à cœur de conserver l’essence du comic book, en reprenant de nombreux passages-clés avec une humilité certaine. L’intrigue même de l’œuvre originelle ayant été revue pour coller au plus près aux exigences du blockbuster, la plupart de ces scènes sont vidées de leur force, transformées pour la plupart en passages obligés du film de rébellion que se veut être V. Triste paradoxe : c’est donc en voulant rester fidèle à l’œuvre d’origine que V souligne plus intensément tous ses manques et toutes ses carences incohérentes.
Du seul point de vue de la pure adaptation, V est un ratage retentissant, une fade retombée d’une des œuvres graphiques les plus importantes des années 1980. Mais, s’il reste très loin – et c’est un doux euphémisme – de la folie de l’œuvre originelle, un film comme From Hell reste passablement acceptable, grâce à une interprétation de qualité et une photographie volontairement outrancière, qui illustre avec bonheur les horreurs survenues à Whitechapel. Ce n’est hélas que partiellement le cas de V. Si l’on peut saluer l’intégrité artistique de Hugo Weaving, qui tient le rôle-titre entièrement masqué avec une certaine prestance, c’est la seule particularité de son jeu, par ailleurs fort atone. Natalie Portman reste en deçà des possibilités montrées, notamment, dans Closer, et compose le personnage d’Eve avec peu de conviction. On en vient à être soulagé que le scénario ne lui laisse pas plus qu’une place accessoire. Ballotté entre une fidélité voulue au scénario original et une volonté ferme d’efficacité, le film rend son personnage, normalement central et vital, indigeste et dispensable ; un simple prétexte scénaristique pour approcher le personnage de V.
L’Angleterre fasciste post-apocalyptique de V est écrasée sous le talon protéiforme de son propre Big Brother : un appareil répressif de contrôle puissant agissant sous le couvert de l’impunité. Les partis pris esthétiques oscillent entre un post-industriel médiatisé orwellien et le fog londonien. C’est un choix parfois heureux – notamment lorsque le leader Adam Sutler vilipende haineusement ses hommes sur un écran gigantesque qui écrase autant le spectateur que les personnages. Le film a le malheur de venir après les glacés Gattaca et Equilibrium, pour citer les plus récents. Nantis tous deux de budgets largement moindres, les films jouaient de la lumière et de la mise en scène avec bien plus d’astuce et d’inventivité que James McTeigue, le réalisateur, auparavant assistant-réalisateur sur la trilogie Matrix. La promo vante à loisir l’implication de l’équipe dans cette saga mystico-baudruchesque, et que l’on soit rassuré : si c’est une caméra lestée au plomb qui suit les méfaits de V, la séquence en bullet-time (en l’occurrence, à renommer knife-time) est bien présente.
Plein de bonnes intentions, fourni en bonnes idées photographiques, V pourrait avoir été un de ces blockbusters qui rallie cinéphiles et cinéphages, éternelle dichotomie. Il apparaît finalement qu’un tel espoir se sera révélé vain : le grand spectacle clinquant, vide et fade triomphe face au pamphlet anarchiste ; la forme se prostitue aux exigences du succès et prend le pas sur le fond. Et pourtant…
Et pourtant, peut-on aujourd’hui accabler de telle façon un film si dénonciateur ? L’Angleterre de V courbe l’échine sous le talon de fer d’un fascisme bon teint, qui pourtant a des relents familiers de certaines réalités politiques. Un gouvernement à la mainmise pesante sur les médias, qui stigmatise les minorités (intellectuelles, sexuelles, religieuses, raciales…): comment ne pas ressentir ici la parenté avec les régimes passé – à l’heure où j’écris ces lignes – de Silvio Berlusconi, présent de George W. Bush, ou futur de Nicolas Sarkozy ? Comment peut-on oser douter d’un film qui se permet une critique si transparente, à l’heure où l’autocensure et le politiquement correct sont de mise dans les médias de masse ? Cette même critique était latente, enfouie dans le galimatias ésotérique des Matrix : le contrôle de la perception – lire, à notre époque, les médias – est la clé du contrôle du peuple. Les Wachowski seraient-ils en train de nous dire quelque chose ? Auraient-ils un contenu engagé à promouvoir ?
Ce serait prêter des intentions trop pures à ces réalisateurs : si Matrix était effectivement caviardé de messages subversifs, le film laissait le spectateur libre de choisir le côté extrêmement spectaculaire, au détriment de la réflexion médiatique. Il en va de même pour V pour Vendetta : le message est bien là, hérité du comic book, mais noyé sous un déchaînement graphique et spectaculaire qui le place loin en arrière-plan. Plus pernicieux encore, le scénario libertaire du film offre au spectateur un placebo intellectuel, le sentiment d’avoir accompli quelque chose, passé une étape intellectuelle, dans cette perception renouvelée des dangers d’un état totalitaire. Au sortir de la salle, qui ne se dira pas, transporté (quoique…) par la révolte prônée par V, qu’il fait partie de ce grand mouvement de foule qui a pris pour devise que « le gouvernement doit craindre le peuple, et non le contraire » ? Et, le cœur tout entier à cette révolution par procuration, le spectateur oubliera qu’elle n’existe que supportée par le film. À l’heure où les médias tricolores ont joué à leur guise la partition des manifestations antigouvernementales, et où le mouvement s’est éteint avec l’enthousiasme que lui portaient les journaux de 20h, voir V avec un œil juste légèrement plus paranoïaque – ou plus lucide ? – permet de se souvenir qu’il n’est finalement qu’un film de divertissement, qui ne se sert de la révolte que comme argument de promotion.
V n’est donc finalement pas l’héritier de La Commune (Paris 1871), de L’Allemagne en automne, de Land and Freedom, ou de La Bataille d’Alger, avec lesquels, au contraire, le cinéma promouvait la révolte, quelle qu’elle soit, et quelque justifiée qu’elle ait été. V n’est qu’un film bâtard, propre à apaiser les poussées d’urticaire révoltées d’une population en mal de changement sans risque, et qui se satisfait de l’adrénaline d’une révolution vécue sur celluloïd alors même que les idées oppressantes qui légitiment cette révolution à l’écran menacent de devenir des réalités.