Un détail de production donne un bon indice que cette narration sur grand écran de « l’affaire Kerviel » aura pris beaucoup moins de risques que le prétendent son producteur Jacques Perrin et son réalisateur Christophe Barratier. Quand le tournage du film a commencé, son titre de travail était L’Esprit d’équipe – soit le slogan même de la Société Générale, cette banque à laquelle la fraude massive d’un de ses traders fit perdre 4,9 milliards d’euros en 2008 en marge de la crise des subprimes. Sans trop de surprise, ce choix non exempt de sous-entendus désobligeants n’a pas plu à la société, qui a fait appel à la justice pour obtenir, en février dernier, l’obligation pour les producteurs de changer ce titre. Or le nouveau choix, L’Outsider, ne laisse pas d’interpeller. On pourrait n’y voir qu’une simple contrainte judiciaire à plus de neutralité, si ce changement de titre ne ressemblait pas à un virage à 180 degrés autour d’une fracture de points de vue sur l’affaire. On n’ignore pas que deux thèses se sont affrontées devant les tribunaux : celle de l’accusé Jérôme Kerviel, selon qui la Société Générale ne peut pas avoir ignoré aussi longtemps ses agissements et l’a laissé faire ; et celle de la banque plaignante, qui clame son ignorance totale et désigne Kerviel comme le seul à mettre en cause. Le changement de titre apparaît dès lors comme tout sauf innocent : on passe de l’un désignant le collectif, l’institution sur laquelle le doute (à défaut de l’accusation) est permis, à l’autre se resserrant opportunément autour de la figure de l’individu isolé, à la marge du collectif. Voilà qui ressemble à un peu plus qu’un pas en arrière : à une prise de position de facilité. Sous le prétexte du refuge dans la neutralité non offensante, on se range dans l’un des deux camps, celui qui éclabousse le moins – en l’occurrence celui du plus puissant.
On objectera, à raison, que L’Outsider se base sur l’ouvrage autobiographique de Kerviel lui-même, L’Engrenage. Du livre, le film tire avant tout le récit le plus immédiat : le portrait d’un jeune loup monté de Bretagne à Paris qui, apprenant vite les ficelles du métier, finit par s’en servir pour jouer avec l’argent de sa société tel un vulgaire client de casino croyant tenir sa martingale. Mais dans sa conscience professionnelle (et seulement professionnelle), Christophe Barratier ne peut s’empêcher d’agiter la fameuse ambivalence de l’affaire : spirale personnelle de l’appât du gain, contre complaisance d’une institution ne regardant que la performance et l’argent gagné (et se défaussant illico dès qu’elle en perd). Terrain certain un peu aventureux mais où, par son manque de prise de risque, le réalisateur fait montre de sa petitesse de vue. Son portrait d’homme d’argent pris à son propre jeu reste très générique, ne démontrant rien de plus que les standards des représentations de la dépendance, avec les gestes maniaques et fébriles, l’isolement de la-vie-la-vraie, les amitiés et amours qui se brisent, etc. Mais c’est surtout en faisant mine de suggérer l’influence de l’entreprise, du système, sur l’individu, mais en retenant ses coups, que le film « basé-sur-une-histoire-vraie » se dégonfle du volume que lui prêtait son retentissant fait divers. La mise en vis-à-vis d’une dérive personnelle démonstrative et d’une implication vaguement évoquée du collectif tourne forcément au déséquilibre, pour le coup bien pratique pour évacuer les points qui fâchent.
L’ivresse du pouvoir
À quelques reprises, le film quitte le strict point de vue de Kerviel pour montrer une commission d’enquête plongée dans l’ombre, tâchant de reconstituer l’affaire. À la question « Comment expliquez-vous que Kerviel ait pu agir ainsi à l’insu de sa hiérarchie ? », un interrogé répond : « Je ne me l’explique pas. » La réponse paraît très opportune, comme un dégagement en touche : en laissant la question ouverte et la zone d’ombre persister, le personnage, et le film à travers lui, font mine de désigner des responsables invisibles, mais se gardent bien de franchir un pas plus prononcé vers l’hypothèse d’une institution capitaliste complice de sa propre crise. Cela tombe curieusement bien : ce personnage n’est autre que le mentor de Kerviel, celui qui lui a appris toutes les ficelles du métier, y compris celle avec laquelle le trop bon élève va flamber sans retour. Création du film, présenté au premier abord comme un avatar franchouillard de Gordon Gekko aux traits de François-Xavier Demaison, il est censé illustrer comment le fameux « esprit d’équipe » et sa culture de l’argent auraient corrompu le jeune trader. Mais l’imitation de la vilenie néolibérale a ses limites, et il suffit d’un instant, vers la fin, pour dédouaner le bonhomme et alléger la charge : quand, revenant en France après un séjour aux États-Unis, le mentor découvre à quel point son élève doué s’est fourvoyé (sans connaître alors l’impact effectif sur les chiffres de la Société Générale), il est pris de scrupules et tente – certes à la dérobée – de faire comprendre à celui-ci qu’il fait fausse route. Le film renvoie ainsi Kerviel à son statut de joueur solitaire et prisonnier de sa dépendance, en offrant une telle porte de sortie au système productiviste qui l’a formé mais qui, soudain, se montrerait capable d’un sursaut d’humanité…
Tous ces choix restent évidemment des choix par défaut, où la conviction personnelle a aussi peu à voir que la personnalité artistique. Que Barratier reconstitue la salle de marché de la « SocGen » en petit Wall Street frénétique et vulgaire par des effets esthétiques piqués chez Stone ou Scorsese, qu’à l’inverse il cède à l’ivresse des hauteurs en survolant en hélicoptère les tours de la Défense, ou que dans les quelques scènes de bar à strip-tease (pas seulement une) il s’arrange systématiquement pour cadrer des postérieurs de danseuses à leur hauteur (c’est-à-dire au-dessus des clients), sa mise en scène semble toujours courir après quelque chose de plus « grand » que lui, de moins petit-bras en tout cas, fût-ce dans la complaisance. Ce peut être l’énergie d’un certain cinéma américain sur des sujets similaires, ou (ce qui appelle à encore moins d’indulgence) la puissance et la jouissance des profiteurs de cette culture même dont le réalisateur prétend vouloir pointer les travers. Vu sa propension à étaler ses moyens pour donner un semblant d’ampleur à une illustration à courte vue, on ne s’étonne guère que sa balance penche par défaut du côté de ceux qui ont le pouvoir – et que montrer sur un mode stigmatisant la dérive d’un seul homme soit plus à sa portée que de mettre en cause les dérivés d’une société.