Avec ce remake des Affranchis en milieu boursier, personne ne s’étonnera de voir Scorsese revenir au sommet de son art – cet art de la narration polyphonique hallucinée, de la fresque bouillonnante et euphorique. Du haut de ces cimes qu’il n’a en vérité jamais quittées, il est en revanche plus surprenant que le réalisateur ait laissé échapper farce aussi insolente. Un film somme et centrifuge, qui dévale pour la mettre sens dessus dessous une filmographie depuis toujours aimantée par deux horizons : celui, intimiste et christique, du mâle blanc face à l’hubris ; celui, épique et ironique, de l’Amérique face au capitalisme.
Ces horizons – qui sont en fait les mêmes pour qui, comme « Ace » Rothstein à Las Vegas (Casino), comme Henry Hill à Brooklyn (Les Affranchis), comme Howard Hughes à Hollywood (Aviator), veulent faire de leur vie une grande tranche de gloire – sont ici noyés dans la brume, évanouis dans l’incertitude. Les héros de Scorsese étaient ces êtres immenses que l’histoire, en accaparant in fine leur mégalomanie, venait rendre dérisoires et pathétiques. Mais le programme de cette nouvelle cuvée – qui est celui d’un broker de haut vol, Jordan Belfort, synthèse dégénérée et lisse des grandes crapules scorsesiennes – se déroulera sans expiation ni héroïsme. Un destin bigger than life tiraillé entre démesure et régression, sniffé comme un rail de coke, traversé en courant d’air, extraordinaire et pourtant cousu de fil blanc. Nombriliste et auto-satisfait, Le Loup de Wall Street est de ce fait d’autant plus tragique. C’est qu’ici l’histoire, cette juste créance de la morale, ne reprendra rien à Belfort. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus d’histoire. Et parce qu’il n’y a plus rien à reprendre. Deux raisons terribles, qui valent bien cette satire sans ironie, implacable et monstrueuse.
Parce qu’il n’y a plus d’histoire
Avachi dans son yacht, Belfort discute avec l’inspecteur en charge d’enquêter sur son étrange et fulgurante réussite. À l’orée de cette conversation délicieusement hypocrite, ce dernier fait part de sa surprise – qui est plutôt une consternation : au lieu d’un habituel « fils de » perpétuant les vicissitudes familiales, il se trouve en face d’un homme devenu une enflure par lui-même – diablotin sans origine, création ex nihilo. Dans Les Affranchis, Henry Hill ne faisait guère mystère de son désir de carrière (« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un gangster »), mais pour ce petit Irlando-Américain né de parents anodins, il s’agissait avant tout d’intégrer une tradition, une culture, une mythologie : raffinement du vêtement, immutabilité du code d’honneur, ivresse de l’outlaw. Au début du Loup de Wall Street, Belfort est un travailleur simple et logique, sans idéal et plein de bonnes volontés, complètement hermétique au laïus délirant de son supérieur (Matthew McConaughey), qui avait pourtant le mérite de parfaitement résumer la situation : à Wall Street, ce qui compte, c’est la superposition perpétuelle de toute pulsion-addiction – gicler et engranger, en même temps. Au diapason de cette philosophie, le film ne sera que ça : une débauche mirobolante de stupre et de psychotropes.
Sans jamais y croire une seule seconde, Belfort se retrouve pourtant aspiré par cette pompe à turpitudes. Affublé de la pire panoplie de la décadence nineties (coke, cash, partouze), il parcourt la vie à la façon d’une gigantesque fête. Et c’est précisément au milieu d’une d’entre elle, célébrée en l’honneur d’un associé tout juste sorti de prison, que Belfort s’étonnera en off de penser à Mozart, mort exactement au même âge que l’associé en question – qui croule, à l’image, sous deux couches de dollars et trois call girls. Il s’étonne de ce rapprochement incongru et il a raison : roi d’un monde sans loi, Belfort n’a pas encore le recul pour comprendre qu’il trône au zénith d’une Babylone sans culture (le monde réduit à des orgies et des bureaux, à des orgies dans des bureaux). C’est ce grand vide historique et culturel qui, au fond, favorise la maintenance de cette machine à crise perpétuelle – inexorable logique de Sisyphe qui, malgré une décennie de recul, confère au film sa désespérante actualité.
Parce qu’il n’y a plus rien à reprendre
Si Scorsese apprécie les bandits depuis ses débuts, cet intérêt teinté d’admiration s’est toujours entendu à l’aune d’un tropisme très américain pour les grands fondateurs (Casino, Gangs of New York, Aviator). Le gangster, le criminel, l’affairiste ne sont que la face sombre du pilgrim, un mal nécessaire sur le terreau duquel prospère le mythe du rêve américain. C’est un circuit parallèle, au-dessus des lois, mais une histoire alternative toujours remise dans le rang un jour ou l’autre. Pris au piège de sa propre démesure, le wiseguy (ce revers crâneur du citizen) finit invariablement par faire profil bas. On se souvient de la chute éminemment moraliste de Henry Hill : en étirant jusqu’à l’excès son american dream, il se retrouvait condamné au modeste perron de l’American way of life. Aucun réalisateur n’a su mieux que Scorsese figurer cette maturation lente, tangente, extralégale du capitalisme américain, ce jeu de masque entre law et outlaw – un relais tacite qui était du reste la trame littérale des Infiltrés, sa série B faustienne.
Sauf qu’à Wall Street, rien ne se perd et rien ne se créé, tout circule et se confond, s’oublie et se répète, disparaît puis repousse. Comment récupérer ce qui n’existe pas ? Belfort, moins loup que champignon, intègre cette aporie et la claironne face caméra. Il ne lui en coûtera d’ailleurs pas grand chose d’avoir joué à découvert jeu aussi cynique : vingt-quatre mois de prison, une grosse amende ponctionnée sur ses futurs revenus. Et puisque nul code d’honneur bafoué, nulle dignité à recouvrir. Si la justice ne peut plus faire main basse sur ces fossoyeurs de l’ombre, c’est parce que ces criminels sont devenus des guignols. Prisonnier d’un cercle vicieux et parodique, l’histoire multiplie donc les ironies : avant même sa sortie, les droits d’adaptation du livre de Belfort s’arrachaient aux enchères ; livre qui lui même deviendra best-seller ; adaptation sur laquelle, évidemment, l’intéressé touchera des royalties. À l’aube du XXIe siècle, les téléphones et ordinateurs ayant définitivement remplacés les flingues, la purge régulatrice (ce grand dénouement scorsesien) n’est plus possible et les rats (ceux dont Jack Nicholson appelait de ses vœux à l’extermination) continuent de pulluler : puisque Wall Street d’Oliver Stone inspira Belfort dans son entreprise de turpitude, on peut s’assurer que son biopic saura provoquer de nouveaux épigones. Crises et naufrages ne font plus quitter le navire, ils sont la fontaine de jouvence de ces rongeurs dépravés : la Rota Fortunae se mue tranquillement en ruban de Möbius.
Elle se mue d’autant plus que c’est devenu une bonne habitude chez les champions de la décadence business que de ne pas regarder les films jusqu’au bout (on ne compte plus les caïds libertaires érigeant Scarface en Sainte Bible). D’où une double défection dans Le Loup de Wall Street ; et qui, de la part d’un réalisateur comme celui de La Dernière Tentation du Christ, ne doit pas s’envisager comme un détail. Primo : la désertion de toute velléité transcendante. Secundo : un déficit de croyance définitif en la justice. Ni grâce, ni châtiment. En prenant le pli d’une true story si aberrante qu’elle en ferait presque craquer les coutures de sa mise en scène (un peu comme le No Pain No Gain de Michael Bay, son jumeau west coast beauf), Scorsese renverse subtilement son schéma habituel – ce terminus moraliste au devant duquel il lançait ses récits de rise and fall. Et au Loup de Wall Street de ressembler au déraillement d’un train qui ne s’écroulerait jamais.
Du rire à l’angoisse
Substituant à la tragédie la farce et renouant ainsi avec une de ses meilleures veines (celle de La Valse des pantins), Scorsese préfère rire ; mais ce rire est trop grinçant, trop appuyé, trop unilatéral pour ne pas faire affleurer l’angoisse. À ce titre, il ne faudrait pas mal interpréter la troublante et presque gênante complicité entre la fiction et son personnage : si la caméra hystérique et ubiquiste du réalisateur accompagne Belfort au plus près de son délire, c’est pour mieux rester imperturbable aux tréfonds de vulgarité qu’il est capable de creuser (l’escapade paralytique sous psychotrope, ironique morceau de bravoure voué à devenir culte). Cette complicité n’est pas de la mansuétude : c’est de l’indolence. Et c’est ce que peut faire de plus fort Scorsese, chrétien devant l’éternel, mais pas devant pareil bouffon : ne faire aucun sentiment, n’accorder aucune rédemption. C’est dire si, malgré les apparences, sa cruauté envers son personnage est énorme ; c’est dire surtout si, à ses yeux, notre monde est clairement perdu.
Au terme de cet épuisant carnaval, il suffit d’ailleurs d’un incongru plan de métro et de ses quelques quidams vivotant leur quotidien pour que tout d’un coup, l’on prenne conscience que jamais il ne fut question de contrechamp dans ce récit maintenu tête dans le guidon. Ce contrechamp, c’est-à-dire ces victimes qui, à l’autre bout du téléphone, ont accepté l’arnaque ruineuse des nervis de Belfort, on en retrouvera une trace encore un peu plus loin. Fraîchement sorti de ses vacances en prison, le loup se présente en coach professionnel lors d’une conférence à sa gloire. En face de lui, une audience de moutons attentifs et stupéfiés, incapable de renvoyer autre chose qu’une contenance débile. Ce contrechamp, qui est aussi le dernier plan du film, pourrait être parfaitement risible si, pour le spectateur, il n’avait pas valeur de potentiel miroir. C’est un plan terrible qui semble dire : « Pardonnez-nous. Pardonnez-nous d’être aussi cons. »