Le film japonais de Tran Anh Hung signe son retour en grâce, plus d’une décennie après À la verticale de l’été. En adaptant Murakami, le cinéaste signe une œuvre sur le dépassement du deuil. Sur fond d’érotisme et de sexe, il irrigue sa Ballade d’une poignante mélancolie.
N’allons pas par quatre chemins et, pour une fois, usons du superlatif avec joie, même si celui-ci ne saurait être le parement de l’exercice critique : le dernier film de Tran Anh Hung est une splendeur. Le réalisateur franco-vietnamien, à qui on a parfois reproché une certaine esthétisation poussée à l’extrême, signe avec La Ballade de l’impossible un grand et beau mélo. Adapté du roman d’Haruki Murakami, énorme succès d’édition, son film tisse une toile magnifique et mélancolique sur la difficulté de grandir. Le style sensoriel aux couleurs et aux cadres très travaillés de l’auteur de L’Odeur de la papaye verte (1993) s’enrichit ici d’une réflexion sur la douleur et la façon de la dépasser.
Sur fond de révolte estudiantine de la fin des années soixante au Japon, l’histoire suit Watanabe, jeune homme au seuil de ses vingt ans. Dans le premier quart d’heure du film, Kizuki, son meilleur ami se suicide. Dès cette scène, Tran exploite l’enfermement des personnages dans un cadre à la fois suffocant et aux couleurs étrangement belles. Aux côtés de Watanabe reste la petite amie de Kizuki, Naoko, dont il va tomber éperdument amoureux. Dès lors, la Ballade scrute leur difficile entrée dans la violence du monde. Le film exploite comme un fil ténu le dilemme de la jeunesse : vivre malgré l’horreur ou en finir. Éprouvé différemment par ces deux protagonistes, ce dilemme est exploité tout en finesse, sans verbiage, tout en baignant dans un spleen latent. Le cinéaste l’illustre par les va-et-vient de Watanabe entre sa vie d’étudiant, sa relation avec la solaire Midori, et les visites au centre psychiatrique où s’est réfugiée Naoko.
Onze ans se sont écoulés depuis À la verticale de l’été – le thriller de Tran Anh Hung, Je viens avec la pluie, production espagnole tournée après ce troisième volet de sa trilogie vietnamienne, restant inédit en France. Une décennie pendant laquelle on aura assisté à une explosion heureuse du cinéma asiatique mais dont Tran Anh Hung restait absent. On avait pourtant été subjugué par L’Odeur de la papaye verte, caméra d’or à Cannes en 1993 et César de la meilleure première œuvre. On avait éprouvé la violence psychologique tout autant que la beauté formelle de Cyclo (1995), puis ressenti une petite déception devant À la verticale de l’été, qui manquait d’une épaisseur psychologique. La Ballade de l’impossible renoue avec force et grâce avec les tourments de Cyclo. En s’appuyant sur la mise en scène du rapport à un monde violent, cette Ballade redonne une profondeur au travail de Tran Anh Hung. Cinéaste du détail, de la mise en scène des sens dont L’Odeur de la papaye verte, tournée en studio avec une minutie et une exigence extrêmes, est l’exemple le plus prégnant, il reste l’auteur de films qui se boivent, se sentent et se touchent autant qu’ils se regardent. Cette captation quasi magique des sens est toujours exploitée ici, sans doute avec d’autant plus de force qu’elle trouve à s’exprimer dans la nature et non en studio, mais Tran Anh Hung apporte une dimension supplémentaire en creusant l’âme de ses personnages comme il ne l’avait jamais fait auparavant.
La mise en scène de la Ballade s’appuie sur le rapport à l’environnement des personnages. La nature y est parfois filmée comme une estampe, notamment dans les pérégrinations solitaires de Watanabe. La clameur de la ville et des révoltes porte l’empreinte floue du rêve. Très japonais, l’être au monde prend son sens dans l’expérimentation du visible et de l’invisible. Cela se traduit par des cadres et des angles inédits qui semblent reposer sur une indécision, celle de l’instant précédant le saut dans l’inconnu : ambiguïté de la position debout ou allongée de Watanabe à la piscine, cadre resserré sur un sol incliné dans la scène d’amour entre Watanabe et Naoko, personnages perdus ou décentrés dans une immensité neigeuse… Tout, dans sa mise en scène de l’espace, sublimée par la direction de la photographie tout en contraste de Mark Lee Ping-bin (Les Fleurs de Shanghai, In the Mood for Love…) participe d’une incertitude. Incertitude qui se donne aussi à voir dans la façon de caractériser Watanabe. Tran Anh Hung fait de lui un être qui reçoit tout : la beauté, la laideur, l’horreur crue, toutes les demandes des femmes. Entre deux « bien sûr » promis à chaque questionnement de ses objets d’amour, il lutte, souffre, avance. Tran Anh Hung parvient à le rendre complexe en distillant sa douleur non pas frontalement mais par petites touches : une entaille dans la main, un visage fermé… La scène de deuil au bord de la mer, le seul moment où il sort de lui-même, portée par la somptueuse musique de Jonny Greenwood (complice de Radiohead à ses débuts, auteur de la bande-son de There Will Be Blood) n’en prend que plus de force.
En tirant le meilleur de la finesse et de la force qui se dégagent de Kenichi Matsuyama, l’acteur qui campe Watanabe, l’auteur reconstruit un personnage littéraire aux prises avec le monde. Le rescapé de la désillusion devient le lucide qui intègre la conscience de la finitude et de la difficulté de vivre pour les transformer en forces vitales. Conséquence supplémentaire de cette plongée dans les profondeurs de la nature humaine : un film propre à toucher un public plus large, qui devrait rallier ceux qui avaient pu être refroidis par l’extrême esthétisation du réalisateur.