Avec une constance qui finit par forcer le respect, Cheyenne Caron continue, de films en films et avec des budgets plus que modestes, à aborder les sujets les plus casse-gueules qui soient : le rapport à la sexualité, la foi, la conversion religieuse, l’échec de l’intégration, etc. Ce qui sauve in extremis la réalisatrice à chacune de ses productions dont on n’a cessé de relever les failles et les fragilités dans nos colonnes, c’est l’évidente sincérité avec laquelle elle traite ces thèmes, semblant trouver dans chacun d’entre eux un écho singulier à ses propres questionnements. Avec La Chute des hommes, elle s’engage sur le terrain non moins périlleux du djihadisme, quelques mois seulement après les sorties controversées de Made in France de Nicolas Boukhrief ou encore de Salafistes de François Margolin et Lemine Ould Mohamed Salem. Le pari est d’autant plus risqué que la réalisatrice ne fait aucun mystère du fait de se projeter elle-même dans une expérience extrême (un enlèvement puis une prise d’otage par quelques soldats de Daech) par le prisme d’un personnage qui lui ressemble en tous points : trentenaire occidentale, indépendante, accomplie professionnellement mais surtout faisant de sa chrétienté revendiquée un acte de résistance en toutes circonstances, même au péril de sa vie. Dans la première partie du film, avant qu’elle ne soit enlevée, la jeune femme évolue dans son milieu parisien qui sent bon la caricature : experte en parfums – dont elle parle avec une réjouissance appuyée et plutôt agaçante – et toujours prête à partager de bons moments avec sa famille, ses amies et son compagnon, elle n’est que vie et gaieté, à mille lieues du drame qui va se jouer pour elle au cours d’un déplacement professionnel dans un pays du Moyen-Orient.
Petits arrangements avec la géographie
Dès cette première étape du récit, on comprend que La Chute des hommes va rester prisonnier d’un parti-pris qui l’empêchera d’embrasser la complexité inhérente au sujet. Tout d’abord, cet ailleurs où notre héroïne doit se rendre n’a pas de nom : s’agit-il de la Syrie ou d’un autre terrain militaire islamiste ? Difficile de le savoir tant il semble assez peu imaginable qu’une femme se rende aujourd’hui à Damas pour négocier de nouvelles compositions olfactives. Mais ce détail n’a visiblement pas d’importance pour Cheyenne Caron qui s’arrange bien du flou géographique lié à l’implantation islamiste. Est-ce pour cela (le manque criant de moyens n’est pas une excuse à tout) que la réalisatrice décide de choisir une banale cité de banlieue française pour y tourner les scènes de débarquement de l’aéroport ? Il faut du coup faire preuve d’une grande clémence pour ne pas rire jaune devant ces pauvres figurants qu’on a affublés de niqabs et à qui on a demandé de tirer des valises dans les allées de leur cité pour nous faire croire qu’on est aux abords d’un aéroport international en plein territoire contrôlé par les islamistes. Et il faut carrément se répéter que la vraisemblance au cinéma n’est pas un critère d’évaluation pour accepter sans sourciller de voir le taxi, dans lequel la jeune candide s’engouffre à son arrivée, traverser des forêts de conifères et son chauffeur vivre avec sa femme dans un chalet en bois. On imagine bien que la réalisatrice n’a pas trouvé les financements pour aller tourner dans un pays au sud ou à l’est du bassin méditerranéen mais ces facilités avec laquelle elle résout la question du cadre et de la représentation n’est tout de même pas sans poser quelques problèmes idéologiques.
Dialogue impossible
Si quelques scènes moins bancales montrent l’otage et ses ravisseurs échangeant autour de l’engagement djihadiste, Cheyenne Caron trahit à chaque fois trop rapidement sa volonté de faire passer un message qui fera tellement consensus auprès des spectateurs qu’on se questionne sur la finalité de la démarche. L’un des passages les plus embarrassants du film revient probablement à la femme du chauffeur de taxi qui, tout en revendiquant son droit à se promener nue chez elle au mépris du qu’en-dira-t-on (qui ne sait pas encore que le corps féminin est en soi une provocation pour les islamistes ?), répond à l’oppression religieuse par une crise d’hystérie : «ils sont vivants eux au moins», crie-t-elle à son mari en parlant des Occidentaux, avant de le supplier de l’emmener «vivre dans une démocratie». Cette revendication, tellement appuyée qu’elle ne fait que trahir la position de la réalisatrice sûre de son bon droit moral, entrera plus tard en écho avec le destin de l’otage. Face aux menaces de ses ravisseurs, elle aussi criera son refus d’abdiquer sur ses croyances religieuses avec un tel volontarisme qu’on repense à la maladresse avec laquelle la réalisatrice avait déjà opposé comme l’ombre et la lumière christianisme et islam dans le très discutable L’Apôtre. Le discours flirte de nouveau avec un prosélytisme tendancieux lorsque se distingue du groupe de djihadistes un Blanc élevé dans la chrétienté et radicalisé sur le tard : ce sera le seul à finalement exprimer de l’empathie pour une femme torturée et à chercher la rédemption. Le simplisme avec lequel Cheyenne Caron aborde le hiatus hommes-femmes et chrétiens-non chrétiens n’est pas nouveau mais il confirme une nouvelle fois qu’en pensant vouloir faire preuve d’altruisme, la réalisatrice se rend encore prisonnière de la toile de ses propres croyances.