La Conquête arrive sur les écrans avec la réputation d’être le premier film français mettant en scène le chef de l’État en exercice. Il y avait plusieurs options, parmi lesquelles : faire un film, faire un coup, pas grand-chose, ou rien du tout.
L’objet de tous les désirs se nomme pouvoir, dont le sacré Graal de nos chères institutions s’avère la Présidence de la République. La Conquête dresse la chronique de l’ascension de l’actuel chef de l’État entre 2002 et 2007. On est plongé dans des coulisses où l’on s’agite pour jouir du sceptre. La notion de jeu s’infiltre partout dans une perpétuelle polysémie. Le jeu comme stratégie où l’on avance ses pions, élabore les coups les plus tordus. Mais aussi le pouvoir comme jouet, ce hochet dont on se saisit pour empêcher que ce soit un autre. Ici la guerre fait rage entre l’Élysée d’obédience chiraquienne et les sarkozystes, rendus comme des sortes de maquisards ayant élu domicile place Beauvau et au siège de l’UMP. Et pour boucler la boucle, le film constitue aussi une sorte de hochet pour son spectateur. Avec La Conquête devant les yeux, il peut notamment s’adonner à la révision d’un vaste quizz politique. Ou à un who’s who grandeur nature. Pour ce dernier, le plus marrant peut être de mettre en place un système de notation et de commentaire pour les interprètes des différents protagonistes, comme L’Équipe pour chaque joueur les lendemains de match : « ceux qui ont flambé » et « ceux qui sont passés à côté ». On peut aussi penser que l’on est assez infantilisé pour ne pas avoir envie de jouer, sinon pour dire que l’on sombre dans le syndrome marionnette.
Ce qui frappe à la vision de La Conquête est la maigreur des enjeux cinématographiques, comme représentation autant que narration. À l’écriture, Patrick Rotman a épluché consciencieusement la rubrique « La Mare aux canards » du Canard Enchaîné, sans oublier de mettre en exergue la moindre des petites phrases assassines. Beau boulot de la part de ce docteur en histoire. Restait à élaborer un bout à bout. Celui-ci s’avèrerait le cousin d’un article Wikipédia barbant si d’incroyables audaces ne venaient pas le perturber : des ellipses – cinq ans c’est long… – et une déconstruction – bigre ! – nous faisant revenir de façon récurrente au 6 mai 2007, jour du second tour de l’élection, où le presque futur président n’est pas au mieux malgré la victoire en poche. Résultat : un grand zapping.
D’un point de vue cinématographique, on peut retenir une bonne idée générale : les manœuvres politiques ne se font pas à ciel ouvert, mais en vase clos, sur le cuir des sièges automobiles ou de jets, au sein des palais de la République ou dans des appartements assez impersonnels. Lorsque l’on s’aventure en dehors, c’est accompagné d’une autre armure : un dispositif audiovisuel. Rendons justice à La Conquête d’avoir su rendre compte de cela, mais combien, au moins aussi bien, l’ont-ils fait avant lui ? Au train où roule la représentation du réel par les moyens que l’on sait, le film de Xavier Durringer dégage une impression de contretemps. Ni la réalisation ni le récit ne parviennent à hausser le ton, en jouant par exemple la carte du thriller politique nerveux que certaines séries télévisées ont su impulser – sans aller jusqu’à 24h chrono, disons À la Maison-Blanche. Plus qu’un presque mandat de retard, on a l’impression de naviguer dans de laborieuses eaux giscardo-pompidoliennes. Et d’ailleurs, 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon révèle une acuité et un branchement sur le contemporain qui échappent totalement à Xavier Durringer.
Ainsi l’intérêt, malgré lui, de La Conquête est de questionner la lourdeur de la temporalité d’un cinéma qui s’avère ici totalement empoté, et débordé par le flux des images, notamment (mais pas seulement) celles de ces quatre dernières années de présidence Sarkozy. Il est par exemple étonnant de constater combien Cécilia Sarkozy semble appartenir à une époque révolue, écrasée sous les tonnes d’instants médiatiques advenus depuis. Au vu de son pedigree, il s’avère assez logique que Nicolas Sarkozy fasse l’objet d’une représentation cinématographique, mais il l’est tout autant qu’elle conduise à l’aporie tant d’autres images sont venues ensevelir celles de la période 2002 – 2007 ; dans le domaine de la désacralisation de la fonction, l’actuel président a fait le boulot lui-même, depuis un bon moment, sans prendre la peine d’attendre ce film atone.
Depuis sa prise de fonction, Nicolas Sarkozy s’est imposé comme une figure inséparable d’une dimension burlesque dont les plus hauts faits sont consultables sur Internet, dans ces vidéos comparables aux slapticks, même s’il faut bien constater que la frénésie des deux premières années a laissé place à une forme plus dilatée. On assiste depuis son élection à de perpétuelles réactions face aux chausse-trappes de la réalité, avec un mouvement confus et ininterrompu de réajustement ; comme les grandes figures burlesques – pardon à elles –, l’actuel président n’a fait que se fracasser perpétuellement contre le réel. À bien des égards, il partage aussi avec elles une dimension cathartique, de purgatif des passions collectives. Si Nicolas Sarkozy se prête a priori bien au jeu de la transposition cinématographique par l’indéniable personnage qu’il constitue – notamment sa corporalité renvoyant, elle aussi, au burlesque –, il advient que sa représentation pose ici problème. Une étrange collision se produit entre La Conquête et L’Autobiographie de Nicolas Ceauşescu d’Andrei Ujica, où des images serviles, contrôlées par le dictateur roumain, se retournent d’elles-mêmes contre leur commanditaire. Sans comparer évidemment ces deux figures du pouvoir, on ressort avec l’idée que certaines images – les meetings, les visites de terrains, les apparitions publiques, etc. – beaucoup plus puissantes et subversives étaient déjà là. Celles fabriquées ici pour les besoins de la fiction paraissent face à elles dénuées d’une quelconque portée, à la fois creuses, dérisoires et pathétiques. 1 à 0.
Arrivant avec la « sulfureuse » réputation d’être le premier film à mettre en scène le chef d’État français en exercice – d’une façon effectivement frontale – La Conquête s’avère une sorte de bulle cinématographique spéculative qui éclate sans les honneurs. Un peu à la manière d’un homme politique rompu à l’exercice, le film cherche sa fenêtre médiatique – avec le coup de projecteur cannois qui va avec –, sa « séquence » comme disent les communicants. Or, même si on peut en déplorer l’hystérie, on sait bien que la grande dramaturgie de la chose publique s’est jouée dans la chambre d’un Sofitel de New York, très loin de la Croisette et de La Conquête – où, d’ailleurs, politique rime beaucoup avec phallique. On en arrive à se demander si les États-Unis ne comploteraient pas pour couper l’herbe sous le pied de velléités françaises prétendument audacieuses. Le réel double la mise.