Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie au moment de la mort de Georges Pompidou et chantre de l’anti-gaullisme libéral, commande en 1974 un film qui, dans son idée, se devait d’être un hymne à la modernité de sa campagne. Le jeune candidat élancé, « sérieux » comme il aime à le rappeler, ne se doute probablement pas que Raymond Depardon n’est ni hagiographe ni publicitaire. Il monte, démonte, remonte et offre un point de vue personnel ‑et forcément biaisé- de la campagne anticipée de 1974 : une marée humaine sans consistance, un candidat obsédé par les stratégies électoralistes et la représentation publique. 1974, une partie de campagne choisissait, bien avant les dernières années du siècle, de mettre en boîte la victoire du médiatique sur le politique.
Pour la petite histoire, et bien que tout le monde la connaisse, Valéry Giscard d’Estaing, devant le film monté de Depardon, a finalement reculé, et décidé de ne pas en autoriser la diffusion avant 2002. Il est vrai que le postulat principal de 1974, une partie de campagne, initialement intitulé 50,81% en référence au score du vainqueur à l’issue du second tout de la présidentielle, détournait quelque peu l’intention de la commande : en lieu et place d’une sorte de chronique de campagne, Depardon choisit le cadre dans le cadre, l’image dans l’image, et met en scène l’organisation permanente d’un jeu, d’un spectacle, d’une technique politique. Du débat on ne retiendra que la volonté de dénoncer le Programme Commun et de s’affranchir de la référence gaulliste. Le politique, en revanche, en est totalement absent, ou presque : se développe plutôt le désir d’un homme qui garde en mémoire les conférences de presse et le charisme de De Gaulle, celles, plus sobres mais tout aussi courues de Pompidou, et veut faire plus rapide, plus moderne, plus enlevé. Raymond Depardon s’intéresse donc à la campagne elle-même, et non au discours. Ne doutons pas ou espérons que le débat de fond ait eu lieu au sein de l’équipe giscardienne, mais, comme à son habitude, le documentariste, à force de patience, d’amour du détail et de la répétition, finit par trahir les obsessions de son sujet.
1974, une partie de campagne montre en fait le Giscard qui sera vaincu un septennat plus tard : s’il n’a pas l’amour protocolaire de ses successeurs et conduit sa propre voiture, il en possède l’égocentrisme. À l’époque, Depardon est l’un des photographes de presse les plus en vue, et Giscard paraît s’accoutumer fort avantageusement, dès le premier plan, de l’omniprésence d’une caméra dans sa voiture, ses bureaux et ses réunions. Poniatowski, alors directeur de campagne, lance quelques regards méfiants sur l’instrument, mais Giscard est tellement persuadé d’être le héros d’une épopée qu’il ne semble jamais douter des retombées positives de l’expression naturelle de son être. Qui veut faire l’ange fait la bête. Et c’est la bête que traque l’œil du réalisateur : non nécessairement le caractère hautain et méprisant que l’on a tant reproché à Giscard (bien que le ton employé, lors d’une conversation téléphonique, par le frais candidat au Premier ministre de l’époque, Messmer, semble bien autoritaire), mais l’être stratégique, obnubilé par les prestations de ses concurrents, par le chanteur qui passera en première partie de son meeting et par sa coupe de cheveux. Car, si Depardon prend, à bon droit, la chose au sérieux, il ne s’interdit pas quelques pointes d’humour : quand celui de Giscard est grinçant, celui de Depardon est mordant. Les différents actes du film s’autorisent alors quelques respirations : après chaque visite, chaque dégustation de charcuteries fine ou de vendanges tardives, Giscard dégaine son peigne, réajuste son costume, et appuie un peu plus encore le factice absolu d’une campagne rompue à l»exercice de la représentation.
Car, in fine, il s’agit bien de cela : Giscard ne s’exprime pas, il se prête, il se courbe, il se rompt à tous les exercices qui feraient de lui un bon représentant. Il s’asservit sans broncher à la mise en place permanente de ce qui ressemble de plus en plus à une campagne de séduction oscillant entre le folklore régional et la démonstration de force. Une photographie du candidat avec la petite Alsacienne ne suffit pas, des reporters lui demandent de la prendre dans ses bras. Qu’à cela ne tienne, on pose. Et l’on se recoiffe. Lorsque le spot télévisé des Républicains indépendants s’achève, Giscard et ses convives applaudissent. C’est Guignol, on est content de la production et de l’effet supposé sur un auditoire segmenté, sondé et compris. Giscard est cette star qui soulève les foules ‑dont le délire parvient même, lors du meeting final, à couvrir la voix d’Aznavour- et qui signe des autographes. Depardon parvient parfaitement, sur ce point, à capter le harcèlement sonore constant de l’extérieur : il n’y a, dans cette campagne, que très peu de place à la simple conversation, sans cesse parasitée par une fanfare, des cris de journalistes ou de « fans » hystériques. Le prix à payer de ce simulacre est l’après-fanfaronnade : lorsque la messe est finie, Giscard retrouve la solitude du monarque. Seul devant son bureau de l’aile Denon, il apprend sa victoire et rentrera, après un dernier bain de foule, comme un anonyme. Produit de son temps et de ses conseillers, Giscard ressemble aussi à ses contemporains : sans mépris aucun, Depardon filme constamment ceux qui viennent voir et applaudir le candidat. Cet électorat, devenu une sorte d’entité informe, abstraite, vient acclamer l’idole qu’il vitupérera quelques mois plus tard. 1974, une partie de campagne se penchait tout autant sur l’asservissement des hommes politiques aux obligations médiatiques que sur celui des électeurs transformés en public de foire. On comprend bien, dans ces circonstances, l’effet contre-productif pour Valéry Giscard d’Estaing que celui-ci avait sous-estimé et qu’il voulut, pendant presque trente ans, occulter. Le premier ne sera, comme on le sait, pas le dernier.