À l’occasion de la 33e édition du Cinéma du Réel, nous avons déjà évoqué la trilogie d’Andrei Ujică par le biais d’un dossier. L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu en constitue, au moins provisoirement, le terme. Le réalisateur d’origine roumaine poursuit son inlassable travail de réappropriation et d’interrogation du regard sur les images, ainsi que les rapports de ces dernières au pouvoir et à l’histoire.
Remettre en scène
Andrei Ujică tisse cette fresque à partir d’un matériau encore plus gigantesque que lors de ses deux derniers films, Videogramme einer Revolution (co-réalisé avec Harun Farocki) et Out of the Present (1995). Nicolae Ceauşescu était filmé au moins une heure par jour, une manie aboutissant à une monumentale archive d’environ 10 000 heures, dont 1000 furent conservées à l’Archive nationale du cinéma et l’Archive de la télévision nationale, attendant patiemment le travail acharné d’Ujică. À partir de ces images déjà là se tisse un « film » de l’histoire, notamment cette rapide prise en main du pays, passant par le fait de rebaptiser – l’un des premiers actes du « Danube de la pensée » – le Parti des travailleurs de Roumanie en Parti communiste roumain. De même que la singularisation du pays au sein du bloc communiste, faisant glisser la Roumanie vers un modèle national-communiste moins assujetti à l’orbite de Moscou — condamnant notamment l’écrasement du printemps de Prague. Et nouant des liens avec les pays occidentaux, en champion de l’indépendance nationale, chose louée par De Gaulle en visite officielle à Bucarest. Mais toute la valeur du film est justement de ne pas se contenter de narrer l’histoire, mais d’organiser une circulation abyssale entre cette dernière et un duo infernal : pouvoir-images. Et en cela d’interroger la représentation d’une façon tout à fait fondamentale.
Ujică représente ainsi un cinéaste — c’est aussi un théoricien et un enseignant — pour le moins singulier, sans caméra mais avec visionneuse et table de montage (et une monteuse nommé Dana Bunescu, maillon évidemment précieux ici). Ce qui revient pour lui à énoncer des images sans en avoir été l’énonciateur originel : non un œil derrière l’objectif de l’appareil, mais un regard postérieur proposant une reformulation par le travail de montage. Tentons la qualification de « remise » en scène des images, une façon aussi de les remettre en jeu, de les replacer devant les regards. Il ne s’agit pas de jouer avec les mots, mais rarement le fait de monter et de montrer des images aura été aussi lié. L’objectif ne consiste pas à démontrer avec ces images – c’était souvent leur but originel –, l’impressionnant travail qui préside ici est à considérer comme un mouvement de démontage/montage et de déconstruction/(re)construction de trois flux entremêlés : images, histoire et pouvoir.
Prendre le cadre
1965 : un peuple défile pour honorer la disparition de Gheorghe Gheorghiu-Dej, chef de l’État de la Roumanie communiste depuis 1947. Pour l’heure, il s’agit d’une foule, pas d’un individu. Le regard navigue dans les plans à la recherche de ce premier rôle promis par le titre. Le voici bientôt : avec d’autres, il porte le cercueil du défunt. Partageant dans un premier temps l’image avec d’autres caciques du Parti, il s’individualise rapidement. Ainsi, la prise du pouvoir est aussi celle d’un cadre qu’il ne lâchera plus, si ce n’est pour se voir offrir son peuple en contrechamp. À une reprise, il se fond dans la foule, rare moment de « partage » du cadre, dont le sens ne fait aucun doute : Ceauşescu est le corps de la Roumanie. Il accorde aussi ce rare privilège du cadre aux chefs d’État qu’il reçoit ou visite. Pour le reste, dans une opération de montage interne à l’image, lorsqu’il cohabite avec d’autres, ces derniers sont de simples figurants. Ceci jusqu’au malaise, comme lorsqu’il visite — à la fin des années 1980 — un marché dont les gondoles regorgent de victuailles alors que la pénurie sévit. Entre temps, on aura cherché et trouvé le premier rôle féminin, avec lequel il accepte également de mutualiser le cadre. Elena Ceauşescu met du temps à y entrer, mais s’impose bientôt : constitution du fameux couple dictatorial.
À la fin du règne, le contrechamp humain n’est plus aussi dense, on perçoit surtout de béantes façades, une monstrueuse architecture en travaux, des rues fatiguées parcourues par quelques silhouettes spectrales. On aboutit donc à 1989, dont la fin de l’année fatale à Ceauşescu a déjà été auscultée par Andrei Ujică et Harun Farocki dans Videogramme einer Revolution (1992). Chose importante, L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu ne décrit pas la trajectoire 1965 – 1989 de façon linéaire, mais forme une boucle débutant et aboutissant à cette dernière année, plus précisément des images du procès du couple Ceauşescu. Dans ces parenthèses, ne disposant plus de l’image et de la caméra, il est mis en scène. Le régime a chuté, le régime d’images a changé. Pour le reste du film, on assiste, à l’intérieur de cette parenthèse, au dictateur se mettant en scène. D’où ce titre magnifiquement ironique : non le portrait, non l’histoire ou la biographie, mais une autobiographie, dans laquelle la frontière entre vie publique et intimité a volé en éclats. On peut ainsi considérer le film comme un ample flash-back introspectif, avec, pour Ceauşescu, cette nostalgie d’une époque révolue, celle où il fut propriétaire de l’image, lorsqu’il était son propre metteur en scène. Mais avec un art du montage consommé occasionnant un prodigieux retournement, cette auto-mise en scène se retourne contre un commanditaire devenu le pantin pathétique et ridicule de ses propres images.
Regarder, voir
C’est parfois l’ensemble du pays qui est mis en scène pour satisfaire le dictateur. Beaucoup d’images disposent d’une réelle capacité de saisissement et organisent un appel de la fiction. Ce phénomène culmine sans doute lors de cette hallucinante parade où chaque habitant semble intégré à une reconstitution historique, face à laquelle Intolérance de D.W. Griffith fait pâle figure : le réel n’existe alors plus, la Roumanie est devenue fiction. Au-delà de cet exemple extrême, on pourra ranger telle ou telle séquence au sein d’un genre cinématographique : comédie — signalons au passage que le film est d’une étrange drôlerie — romantique ou musicale, thriller politique, film de vacances, science-fiction, polar, etc. Précisons aussi que le son a été presque intégralement recrée (celui d’origine étant détruit), et qu’il s’agit d’une matière par laquelle Ujică dramatise et fait « fictionner » les images.
S’en tenant à l’absence de commentaire off – le médisant dit sur les images –, la figure monstrueuse du mal qu’a fini par incarner Ceauşescu ne se trouve pas véritablement formulée, bien qu’elle soit contenue par l’image. Tout juste est-on interloqué par une scène de chasse à l’ours particulièrement cruelle ou placé face à la mégalomanie de ces ubuesques travaux entrepris à la fin des années 1980. Dans le cadre de cette expérience temporelle (durée du film et partage d’une intimité avec le personnage), L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu émet, en filigrane, la question de d’identification du spectateur. Entre autres exemples, l’hypothétique partage avec lui d’une fascination presque enfantine pour les prodigieuses parades dans ces rues et ce stade coloré de Corée du Nord.
On doit fermement mettre en valeur que le film ne constitue en rien une entreprise iconolâtre de la part d’Ujică, mais d’un appel à la vigilance – et non, nuance de taille, méfiance – face aux images. Que veut-il nous signifier ? Qu’il y a beaucoup d’images, mais pas assez de regards et de pensées sur celles-ci. Pas assez de temps non plus. Variante : il n’y a pas de mauvaises images, juste de mauvais regards. Cette réappropriation des images formule aussi la possibilité et la proposition – le devoir ? – d’un spectateur actif, à la recherche de ce que l’image signifie. D’où la valeur d’un geste qui agence un retour sur des images – certaines connues et emblématiques – propice à une pensée que le flux quotidien ne permet pas, aujourd’hui plus encore qu’hier. Quand les médias constituent pour la plupart des déversoirs d’instants immédiats appelant à la passivité, le cinéma redevient ici un médium précieux.