Après avoir si longtemps brandi les méfaits du thatchérisme en épouvantail pourvoyeur de noirceur et de pathos (Ken Loach restant le plus inspiré), il était sans doute temps pour le Royaume-Uni de considérer son histoire récente avec un peu plus de recul dans ses images, au cinéma ou à la télévision, fût-ce avec l’aide, comme souvent, des ressources hollywoodiennes. Stephen Frears, notamment, a œuvré sur les deux médias à reconstituer des moments singuliers de la vie politique, avec un savoir-faire et un doigté certains à défaut d’un point de vue affirmé : un téléfilm, The Deal, sur la guéguerre entre les deux ténors du New Labour (soit le travaillisme infiltré par le thatchérisme) Tony Blair et Gordon Brown ; et un film pour le cinéma, The Queen, touchant à la relation de la monarchie à l’image publique et au pouvoir exécutif. Point de repère de tout discours politique actuel en Grande-Bretagne pour le meilleur et pour le pire, il était peu probable que l’ex-Premier ministre et désormais baronne Margaret Thatcher échappe à son biopic, évidemment un brin hagiographique (première femme à ce poste, plus long mandat du XXe siècle), fût-ce de son vivant, comme c’est le cas ici.
C’est bien peu dire que le rendez-vous est manqué : le ratage se révèle aussi monumental que le personnage. Et cette fois, les béquilles habituelles du biopic à tête chercheuse d’Oscars ne pourront rien y faire. Ni le talent mimétique de Meryl Streep (qui a déjà ramassé son petit Golden Globe), ni l’application des maquilleurs, coiffeurs et costumiers à la grimer en figure historique, ni la fidélité approximative du scénario aux faits réels n’empêchent ce pensum de sombrer dans une rare ineptie, polluant à presque chaque plan ses objectifs d’évocation avec les déchets industriels de ses automatismes. Tout un art cosmétique pour un nanar cosmique, bouffi de ses partis pris sans âme, massacre devant lequel même les plus vifs détracteurs d’un personnage controversé devraient être pris de pitié.
Naufrage en deux temps
Le malheur primordial de La Dame de Fer est d’avoir voulu se donner une sophistication en recourant à des accessoires déjà poussiéreux, mais surtout qu’il est incapable d’assumer sans se rendre ridicule. Cela commence par une structure rabâchée de scénario en deux temps : d’un côté le présent, plus ou moins imaginé, d’un personnage en bout de course, en décalage avec son image publique acquise du passé ; de l’autre le passé condensé, le cours d’histoire, la reconstitution consciencieuse du parcours politique et personnel. Soit, pour le film, deux chemins vers le naufrage. Le versant « présent » a l’effet le plus immédiat, catastrophique tant par l’écriture que par son exécution servile. La maladie d’Alzheimer dont souffre la lady y sert de prétexte à un improbable remake des tartignoles scènes de schizophrénie d’Un homme d’exception, où Meryl Streep déguisée en mamie gâteuse converse et se débat avec son ami imaginaire/mauvais génie (son défunt mari, campé par un Jim Broadbent en mode bouffon). Entre schématisation à côté de la plaque des troubles mentaux et réduction d’un personnage tiré du réel à une marionnette de mauvais théâtre singeant le thriller fantastique, La Dame de Fer plonge gaiement un pied dans la tombe, palliant son absence d’idées et de regard sur son sujet par les pires mécanismes de chez d’autres, touchant le fond d’un académisme moins concerné par une matière de cinéma que par son savoir-faire – discutable – à appliquer des formules.
L’échec de la partie « cours d’histoire », un peu plus vicieux, n’est que le corollaire de la désincarnation de ce travail d’usine en quête d’identité narrative. On ne peut pas ne pas voir comment, pour favoriser l’empathie avec le parcours de la courageuse Margaret Roberts épouse Thatcher (faite essentiellement de harangues et d’affrontements verbaux), le récit s’en tient strictement au point de vue de la protagoniste. Ce qui, dans une machinerie largement sous influence hollywoodienne, revient à détourner l’empathie en sympathie, à tremper dans l’hagiographie. C’est particulièrement perceptible dans les scènes où le personnage prend la parole, ses mots étant captés, digérés et diffusés sans discernement de la mise en scène, faisant des images de la combattante politique une vignette de propagande qui, en l’occurrence, devrait faire bondir les détracteurs de la vraie Thatcher. Mais ironiquement, c’est l’inanité du travail de la réalisatrice qui remet en quelque sorte les pendules à l’heure sur la réelle idéologie du film. Phyllida Lloyd trouve malin de recourir plusieurs fois à la caméra subjective quand l’héroïne s’entretient avec ses interlocuteurs. Entre des mains de factotum sans personnalité, l’effet est dévastateur. C’est que les images de personnages fixant la caméra, lui prodiguant leurs conseils ou lui adressant des objections, ne font que s’ajouter à l’imagerie de propagande : pas parce qu’elles orienteraient le film vers un des discours prédéfinis et désignés dans le film (celui-ci est capable de faire dire tout et son contraire sans se sentir concerné), mais parce qu’elles s’adressent au spectateur avec l’idée de l’imprégner de force de la littéralité de ce qui est dit, dût-ce être contredit dans le plan suivant. Comme lorsqu’il s’agit de représenter les égarements mentaux, la mise en scène ne connaît ici d’autre approche que l’illustration forcenée, le matraquage ; et son plus clinquant effet, la caméra subjective, n’est qu’un outil de plus à cet usage. Le cours d’histoire de La Dame de Fer, au bout du compte, n’est que ça : le spectacle martelé du martèlement, aveugle et à l’usage des aveugles.
Juxtaposition de simulacres de personnages – mus comme des marionnettes – et de simulacres d’idées – mues comme des cartons à slogans – le film ne roule ni pour le parti conservateur (le protagoniste eût-il été travailliste, la différence eût été dérisoire), ni pour ses figures (elles n’existent pratiquement pas) : il ne tâche de promouvoir que sa propre faculté à vendre des images et des mots. Au vu du désastre, le produit montre surtout les signes de grosse fatigue de l’industrie qui l’a engendré : à défaut de rencontrer l’histoire, celui-ci paraîtrait même incapable de raconter une bonne histoire.