La Danseuse est le premier film de Stéphanie Di Giusto, présenté en compétition dans le cadre d’Un Certain Regard à la dernière édition du Festival de Cannes. Marquée par une photo en noir et blanc représentant une danseuse cachée dans un tourbillon de voile en lévitation au-dessus du sol, légendée « Loïe Fuller : l’icône de la Belle Époque », la réalisatrice s’est passionnée pour cette figure au point de vouloir lui consacrer un film.
Si le grand mérite de La Danseuse est de faire connaître cette icône dont quasiment personne ne se souvient – à part les cinéphiles ou étudiants en cinéma car sa « danse serpentine » est contemporaine des débuts du cinéma, copiée par ailleurs par de nombreuses imitatrices et filmée –, pour le reste, le film, historique et faisant montre de peu d’audace, privilégie le récit cadré et corseté. Pourtant, la danse de Loïe Fuller, libérant les puissances du mouvement, rend compte par excellence d’un art nouveau interférant avec les nouvelles techniques et augmenté par celles-ci au tournant du début du XXe siècle.
Biopic mythique et fictionnel
Biopic de Loïe Fuller qu’interprète Soko, réalisé à partir de l’ouvrage de Giovanni Lista Loïe Fuller, danseuse de la Belle Époque (1994), et de bien d’autres documents, La Danseuse se donne à voir comme un récit classique de self-made woman ayant connu une ascension (l’arrivée à New York, les premiers petits boulots), la gloire (avec la traversée de l’Atlantique, l’arrivée à Paris et la proposition de sa danse aux Folies Bergères qui la mènera à l’Opéra de Paris), avant la chute (liée à la rivalité avec Isadora Duncan – Lily-Rose Deep –, mais aussi à la difficulté physique et à la complexification technique de sa danse).
Pour autant, ce biopic est en partie fictionnalisé comme en témoigne la séquence d’ouverture plaçant Marie-Louise Fuller dans le Grand-Ouest américain avec son père chercheur d’or ou le personnage de Louis Dorsay interprété par Gaspard Ulliel, complètement inventé, sorte d’admirateur et de mécène puis d’amant contrarié de la danseuse.
La séquence d’ouverture est pourtant a priori judicieuse, montrant la singularité physique, terrienne, ancrée, de la jeune femme, sa fougue, sa dimension indomptable, au sein d’un univers masculin et animal, et en même temps sa délicatesse à la lecture d’un poème consacré à Salomé.
La convocation de cette figure, si importante pour la danse – et Loïe Fuller a pu être appelée la « Salomé électrique » –, n’est pas anodine et devrait contribuer à rendre compte de la figure mythique de Loïe Fuller : Salomé est une princesse juive qui danse devant Hérode, son beau-père ou père, pour obtenir la tête de Jean-Baptiste que celui-ci lui fait apporter sur un plateau. La danse renvoie à une dimension proprement sensuelle et à ses pouvoirs de séduction, de magie, qu’elle partage avec le cinéma naissant, lequel en a souvent été rapproché relativement à la chorégraphie du mouvement. Mais cet horizon est en partie gâché par le soulignement de la veine psychanalytique de la référence : l’enjeu de danser est en partie lié au père (mort) pour la jeune femme.
Puissances du cinéma ?
Si le film de Stéphanie Di Giusto, dont Benoît Debie est le chef opérateur (Love de Gaspar Noé), assume une part ostensiblement picturale, c’est pourtant vers le mouvement et sur les liens entre la danse et le cinéma qu’invite la danse de Loïe Fuller : « Est-ce une danse, est-ce une projection lumineuse, une évocation de quelque spirite ? Mystère » énonçait alors Jean Lorrain.
La Danseuse inscrit en filigrane, mais à la périphérie, un certain nombre de dispositifs pouvant être rapprochés de la danse de Loïe Fuller et entretenant une analogie avec le cinéma (le vitrail, le praxinoscope…). La projection de couleurs sur le voile de la robe en est la plus belle expression, comme la conception de tableaux.
Par ailleurs, sa danse s’instaure progressivement comme une œuvre à part entière, alors qu’elle est née, ainsi que le présente le film, d’une danse improvisée lors d’une scène de fantôme sous hypnose – improvisée pour empêcher un ratage scénique en raison d’un problème d’ajustement de la robe. Ce dont rend compte pourtant cette improvisation, c’est de l’enjeu attractif, hypnotique propre aussi à la danse, à sa photogénie, et de sa puissance comparable aux effets produits par l’éther que consomme Louis Dorsay.
C’est la raison pour laquelle la séquence qui donne à voir pour la première fois la danse de Loïe Fuller est particulièrement réussie, parce que proprement envoûtante pour le spectateur : c’est là qu’est l’icône. Et elle l’est encore sans doute davantage à titre de reconstitution à considérer que les prises de vue filmées auxquelles nous avons aujourd’hui accès ne sont que des répliques d’imitatrices, assez pâles, de ce que fut la danse de Loïe Fuller.
La Danseuse pourrait donc être vu comme un document intéressant, fictionnel cependant, mais le parti pris de la fiction historique et de ses personnages (interprétés certes par un générique de qualité mais à l’emploi sur-caractérisé) prend le dessus et manque l’essentiel : si le cinéma oscille sans cesse entre ses pouvoirs fictionnels et ses pouvoirs visuels, iconiques, la danse de Loïe Fuller, elle, est bien du côté de ces derniers seuls. Le film de Stéphanie Di Giusto n’y donne accès que trop ponctuellement, et c’est là tout le paradoxe de ce film voué à l’icône de la Belle Époque que d’avoir réduit celle-ci à un personnage, et sa vie à une histoire.