Si Gaspar Noé dit porter depuis des années l’idée de Love, enjolivée en 3D à l’initiative de son producteur et distributeur Vincent Maraval et grâce à l’aide du CNC aux nouvelles technologies en production, on sent bien que le projet est de ceux qui hantent des années, ne serait-ce qu’avant de trouver avec qui les faire. Habité par son thème, l’absence de l’aimé et les réminiscences d’un amour passé, le film évoque aussi une certaine inspiration autobiographique. On peut faire de nombreux parallèles entre le réalisateur et son personnage Murphy, apprenti réalisateur américain qui vit à Paris et se fait volontiers porte-parole de l’art poétique de Gaspar Noé, qui pousse l’humour ou sème les signes jusqu’aux noms des personnages – Gaspar (le fils), Noé (l’ancien amant d’Electra). Alter ego du réalisateur, Murphy se fait le relais de sa voix : par celle en off qui donne littéralement à entendre le questionnement d’un homme sur sa vie et son cinéma, par les dialogues dans lesquels le personnage se réclame d’inspirations chères à Noé.
On suit donc ce personnage qui se remémore son amour avec Electra, perdue de vue et dont le manque est tout à coup rappelé à son souvenir par un coup de fil. La jeune femme, à tendance toxico et suicidaire, a disparu. À rebours, Gaspar Noé donne littéralement corps au souvenir, de la séparation – Murphy a par accident mis enceinte la voisine et occasionnelle maîtresse du couple – à la rencontre et la première nuit. Si Love n’est pas un porno, c’est bien dans la mise en scène du sexe, qui fait de l’érotisme l’incarnation et le signifiant du sentiment amoureux (ou de sa perte), que le film se distingue. Noé, en écho de Murphy, affirme d’ailleurs ce désir de montrer au cinéma un sexe aussi brut que sentimental, s’interrogeant sur l’absence d’une telle représentation cinématographique de l’amour. Il semble choisir les armes du porno, montre frontalement le sexe non-simulé – mais magnifie toujours ces scènes avec des plans très composés, des corps bien éclairés, une musique bien choisie. Dans une représentation majestueuse de l’amour et du couple fusionnel, Noé et son chef-opérateur magnifient le réalisme des scènes dans un érotisme alangui, étiré, noyé par une symétrie harmonieuse et colorée accentuée par la profondeur de champ de la 3D.
Donner corps au sentiment
Plus que jamais Noé travaille son matériau visuel, sensoriel même, avec une parfaite adéquation entre la musique qui accompagne chacun des ébats et l’étape qu’elle marque dans la relation de Murphy et Electra, tirant son récit vers l’ardeur et le lyrisme du mélodrame. L’accent anglais approximatif des personnages, plus que les relatives banalités qu’ils partagent, donne à cette lascivité décortiquée un tour surréaliste qui, associé à une musique-signifiant du sentiment, parvient à injecter dans ce qui aurait pu être de la pornographie ce qu’il faut de suggestion. Nous ne sommes certes pas dans la suggestion des actes – mais ils cachent et figurent les émotions. Cela depuis l’ouverture, une scène de masturbation à deux qui imprime avec le sceau d’une « Gnossienne » de Satie la langueur de la passion charnelle qui, avec celle des opiacés, va hanter le film.
Précisément il y a un parallèle évident entre la constante prise de drogue du couple (coke, opium, cannabis) et l’addiction à l’histoire d’amour. Défoncés en permanence, amoureux en permanence, Murphy et Electra impriment de leur sensuelle nonchalance l’origine nécessairement organique (car hormonale et sexuelle) du sentiment amoureux, et surtout de son manque qui, devenu physique comme celui d’une drogue, permet d’entremêler les temps du souvenir et du présent halluciné. En inscrivant ces scènes au sein d’une véritable passion sentimentale, Noé en fait les instants d’un érotisme intense, à mi-chemin entre souvenir réaliste et vision fantasmatique – si le souvenir s’incarne dans des images crues, c’est dans ce que la chair évoque et figure que le film atteint l’ampleur du mélodrame.
Je t’aime, je t’aime
Love se veut, comme Enter the Void avant lui, une expérience visuelle et auditive à la première personne. Les plans du film sont minutieusement construits et la 3D joue plus de cela que de l’érotisme annoncé. Le regard du spectateur est toujours attiré vers un point de fuite au centre de l’image, que le personnage soit placé au cœur du plan ou que ce point de mire soit utilisé comme point de symétrie autour duquel s’articulent les corps en mouvement. Seule cette idée qu’on est enfermé dans une subjectivité, avec ce qu’elle a de peu reluisant, fait passer outre l’antipathie qu’inspire le personnage de Murphy à bien des titres et des degrés de provocation plus ou moins appuyés (misogynie, homophobie…) : si on en accepte les insanités comme la confession des signes d’une folie ordinaire, comme Noé le faisait déjà avec Seul contre tous.
Avec des dialogues souvent confondants de naïveté – improvisés pour beaucoup, devant un scénario très peu écrit – la plus mauvaise tendance du film s’ouvre. Elle s’impose dans sa deuxième partie : celle d’une auto-analyse pseudo-métaphysique (avec voix off et interrogations sur le sens de la vie en renfort).
L’erreur est d’avoir donné à ce juste désir d’un cinéma érotique et sentimental une portée métaphysique, excessive et gauche comme souvent chez Gaspar Noé. Love tombe dans le trop symbolique, rejoue le plan de la pénétration vue de l’intérieur du vagin d’Enter the Void et filme une éjaculation face caméra (semble-t-il plutôt pour la blague qu’autre chose). Tout ça pour porter son personnage vers la lumière dans une séquence balourde et hypnotique, seul contrechamp au point de fuite évoqué plus haut, qui met la jouissance masculine en point d’orgue de tout… La relation, elle, dégénère et pousse les limites diverses, de l’infidélité au club échangiste, dans un déballage dont la frontalité devient de plus en plus inutile. Elle participe en effet de la dynamique la plus conservatrice du film – les hommes, qui partagent entre eux cette fraternité instinctive dont les femmes seront éternellement exclues, sont d’indécrottables infidèles, damnés par leur immense désir pour la chair que l’amour d’une seule ne parviendra jamais à combler. Si Electra est aussi infidèle, c’est dans un geste régressif (son vieil amant est plus âgé, une sorte de figure paternelle et de mentor ridicule) qui se distingue dans son aspect vindicatif du désir libertaire de Murphy.
Repoussant aussi pesamment que d’habitude les formes du cinéma mental, Gaspar Noé ne réussit rien aussi bien que l’incarnation sensorielle de la passion charnelle et surtout de son manque. On regrette que ce film, habité, audacieux et puissamment composé jusque dans ses défauts, se laisse contaminer par un élan métaphysique trop replié sur soi.