Le nouveau film de Joseph Morder (second long-métrage de fiction, après El Cantor) relève d’un dispositif un peu étrange. Dans des décors exclusivement constitués de panneaux en arrière-plan où Paris a été peinte, Valentin (Andy Gillet, le Céladon d’Éric Rohmer) accueille sa grand-mère Nina (Alexandra Stewart) venue des États-Unis, mais d’origine polonaise. Ils sont les seuls personnages incarnés du film, tous les rôles secondaires sont aussi peints que les décors, même si certains ont des voix. Artiste en manque d’inspiration et dont la vie est dans une impasse, persuadé d’être hanté par les ombres de l’histoire de sa famille, Valentin presse Nina de questions sur son passé ; elle s’y dérobe comme elle peut, mais finira, un bout d’information échappé après l’autre, par se résoudre à livrer son terrible secret (que le spectateur aura cependant anticipé bien avant Valentin).
La Duchesse de Varsovie affiche ainsi des intentions propres à esquisser deux films distincts mais ici réunis. Le premier serait une recréation du Paris de pacotille tel qu’on pouvait l’inventer dans les studios hollywoodiens, sur la base de peintures géantes élaborées et de quelques effets de lumière. Le second serait le drame de la mémoire douloureuse à réveiller, basé ouvertement sur le passé du cinéaste qui déclaré même, dans le dossier de presse, avoir utilisé un accessoire important ayant appartenu à sa propre mère. Évoluant dans un monde ostensiblement artificiel, les deux personnages et leur drame nous invitent à les considérer comme le noyau de vérité et d’émotion du film — tandis que l’esthétique, floue et éthérée, de l’imaginaire qui les entoure offre à la fois un contrepoint à leurs tourments très concrets et un reflet de l’état difficilement discernable de leur mémoire.
La mémoire est-elle soluble dans les accessoires de cinéma ?
On distingue le principe, on le trouve tout à fait louable et porteur d’une promesse de beauté. Pourquoi, alors, ne se trouve-t-on pas véritablement touché par sa mise en œuvre ? Il apparaît que les intentions, ou plutôt le soin du cinéaste à concrétiser ses intentions, tendent à étouffer la sincérité qui pourrait faire vibrer le résultat. Il y a chez Morder un amour évident du cinéma, de son pouvoir de raconter des histoires (vraies ou non) avec des artifices (empreints ou non d’authenticité) ; mais ici, il exprime cet amour avec une application qui se manifeste au détriment de la vérité de ce qu’il raconte, de l’émotion sincère et forte que son histoire devrait susciter. C’est même la gêne qui pointe quand son artifice décoratif se met au premier plan de la scène, en particulier quand des silhouettes peintes, aux visages inexpressifs filmés plein cadre, se mettent à parler et à interagir avec les deux personnages, souvent pour sur-signifier les situations de communication malaisée (le summum d’embarras étant atteint avec une certaine scène dans une boîte de nuit).
Qu’il déploie le faux ou fasse sortir le vrai, le cinéaste semble constamment placer la pratique de son art au-dessus de la restitution des accents de vérité qui habitent ce qu’il filme. Il use de l’artifice pour apporter fantaisie et abstraction, mais c’est l’artifice qui s’impose à l’œil plutôt que le sentiment à l’esprit, que ce soit dans l’usage du carton peint ou dans ces séquences gratuitement oniriques où Nina plane au-dessus de Paris. Dans l’autre côté, son application à mettre en scène le drame tend paradoxalement à le raidir. Ainsi, à chaque conversation où Valentin tente d’obtenir des réponses de Nina, est-on moins touché par la tension croissante de l’échange qu’on remarque le systématisme des cadres avec lequel il le découpe (la conservation s’ouvre sur un ton apaisé, un plan les réunit côte à côte ; le ton monte, on passe aux champs-contrechamps face caméra). On voit bien, alors, le caractère délicat du dilemme qui semble se jouer en permanence entre la maîtrise du cinéaste et le ressenti que son film laisse attendre. C’en est au point que le moindre choix visible de mise en scène (comme ce très long plan face caméra, à la fin, où Nina lit le témoignage écrit de son secret), si motivé qu’il puisse être par l’honnêteté et le parti pris personnel du cinéaste, attire le soupçon d’être un coup de force, l’application d’une charte artistique surplombante qui menace de maintenir à distance les personnes, objets et mots filmés. Eu égard à ce qu’on apprend de la terrible histoire de cette « duchesse de Varsovie », c’est dommage.