En 2007 le Forum des Images, organisateur du festival Pocket Films, commande à Joseph Morder un film réalisé avec un téléphone portable. Le cinéaste jongle depuis plus de trente ans avec les supports et les formes pour archiver sa vie dans des œuvres singulières. Mélange d’autobiographies et de fictions, ses films font de lui un réalisateur à part. Pour J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un, sa démarche se rapproche de celle d’Alain Cavalier période La Rencontre et Le Filmeur. Mais si Morder est conscient des enjeux qu’implique l’arrivée de la vidéo sur les téléphones portables, il n’en fait rien d’innovant.
Le festival Pocket Films met à l’honneur un nouveau type de films ; ceux dont l’image est enregistrée sur téléphone portable. La mini-DV et les caméras de poche permettent déjà depuis quelques années une production souvent intime de films réalisés sans aucun moyen financier. Ils ouvrent surtout une nouvelle voie pour le documentaire. Tourner n’importe quand, n’importe où, dans une qualité potable et sans limite de temps. Si l’on ajoute à ça le large accès au montage numérique, le cinéma peut techniquement être pris en main par l’amateur. Mais beaucoup de premiers films en numérique restent des palliatifs à un manque d’argent. C’est souvent chez des cinéastes confirmés que l’équipement réduit est pensé comme une nouvelle langue. Pedro Costa, rejetant peu à peu les tournages en équipe s’isole depuis Dans la chambre de Vanda. Presque seul technicien avec sa caméra mini-DV, il filme chaque jour aux horaires de bureaux. Alain Cavalier a construit Le Filmeur à deux : la caméra et lui. Le monde et l’artiste se regardent sans le prisme de l’organisation qu’est un tournage en équipe conséquente. La mise en scène touche davantage à l’inconscient, l’envie de filmer engendre immédiatement la captation. John Smith, dans diverses chambres d’hôtels, déballe ses journées à sa petite caméra (Hotel Diaries). Elle n’est plus le moyen de s’exprimer au public, à l’Autre, elle est l’Autre et tous les fantasmes que l’artiste y loge. Ici l’auteur de cinéma se rapproche de l’auteur de livre. Même possibilité de capter et recracher immédiatement, même impression de s’adresser directement à l’Autre. L’homme à la caméra-stylo numérique fait ce que l’on pourrait appeler un cinéma-lettre plus qu’un journal filmé puisque le journal intime ne prend sa force que dans l’imaginaire de sa potentielle lecture. Pour ce film de commande Morder sait que son travail sera vu, la révélation publique n’est plus un imaginaire mais un futur certain.
Le téléphone portable, stade très élevé du « toujours sur moi » permet une expression encore plus simplement directe que le stylo. Plus fort que « je vois je raconte », le « je vois je te montre ». Ici l’image paraît séparer à nouveau le filmeur du scripteur : l’écrit ne contient pas les preuves inscrites dans les images. Le cinéma – mais pas seulement et la crise de confiance envers les media y est absolument liée – tente encore de déstabiliser le spectateur en une troublante organisation du vrai. Le Projet Blair Witch et le récent [REC] pour l’efficacité, Redacted pour aller plus loin, vers le spectateur, avec lui, comme pour s’assurer de sa vigilance face au monde-images. Dans Redacted, les « réalisateurs » sont d’ailleurs les spectateurs et vice versa, De Palma lui-même raconte une histoire découverte au fil des images glanées sur Internet.
Pocket Films questionne donc cette fusion du réalisateur et du spectateur. Tout le monde se filme, se voit dans des films. Reste que les industries de la diffusion formatent et que les images pourraient bien exister sans public, simplement trop nombreuses. Long détour pour en arriver à la commande faite à Morder d’une œuvre filmée avec un téléphone portable. Long détour parce que les passionnantes questions qui naissent d’une telle pratique ne sont pas impulsées par J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un. Elles viennent avant, ou après au regard de ce que le film n’est pas : une nouvelle façon de faire du cinéma.
Les premières minutes révèlent la découverte de l’appareil, Morder commence ce qui s’apparente à un journal filmé. Le quotidien de cet homme qui vient « d’avoir l’âge de son père quand il est mort », au milieu du monde (c’est-à-dire Paris et la province), la politique (c’est-à-dire filmer les affiches de la campagne présidentielle de 2007). Un fil narratif se tend : un appartement familial en vente, les élections qui se profilent, puis la rencontre de Sacha. Celui-ci a des allures d’ectoplasme, quasi muet sous la lumière du soleil ou se voilant derrière la fumée d’une cigarette. On croirait presque un trucage numérique qui apparaît comme un motif récurent. Le pathétique de cette rencontre, les réflexions de Morder à sa (téléphone)-caméra lorsqu’il se morfond, seul en repensant à ce bel inconnu, n’ont aucun air de parodie. Morder fait du Cavalier, mais ne fait pas Le Filmeur qui veut. Manque à J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un le cynisme attachant de Cavalier, son habileté à faire co-exister Moi et monde.
Avec l’avancée du récit, il apparaît que Sacha est un personnage, que la fiction et le documentaire sont mêlés. Mais le véridique n’est ni l’enjeu prôné par Morder (faire quelque chose de nouveau avec un outil nouveau) ni l’intérêt tant les réflexions de l’amoureux transi ne produisent rien. Angoisse de la bande blanche lorsque Morder dit qu’il ne sait plus quoi dire, plus quoi filmer. On avait vu. Reste une possibilité pour que J’aimerais… soit une manière de dire que l’omniprésence des filmeurs et des outils ne suffit pas pour faire un film. Mais ce serait un bien maigre scoop et renier une vision du cinéma où l’amateur est loin d’être moins intéressant que le professionnel. Confier le soin du film à un utilisateur de téléphone eut pu aboutir à une pratique plus neuve. Morder fait ce que d’autres et lui-même faisaient déjà la caméra au poing. Et même l’image, d’une étonnante qualité, ne s’apparente pas à l’imprécision d’un tel outil. Seul les changements brusques de lumière et les distorsions que produisent les mouvements font différer J’aimerais… d’un film tourné en numérique léger. Le téléphone portable est potentiellement porteur d’un nouveau cinéma, Morder le sait, l’annonce, mais passe à côté.